Interdiction des signes religieux : quel consensus?
21 mai 2019
La victoire de la CAQ du 1er octobre 2018 a été largement interprétée comme la preuve que le raz-de-marée des populismes de droite qui déferlent sur l’Occident depuis 2016 avait finalement atteint le Québec. La plupart des sondages avaient prédit que la CAQ aurait, au mieux, un gouvernement minoritaire, mais après une campagne où les débats sur l’immigration ont souvent occupé une place centrale, le parti de François Legault s’est doté d’une majorité importante à l’Assemblée nationale.
Le chef d’État nouvellement élu confirma en quelque sorte ces impressions lorsque, à l’occasion de sa première conférence de presse en tant que premier ministre le 3 octobre, il annonça que sa priorité législative serait une interdiction des symboles religieux pour les employés de l’État en position d’autorité. L’ancien homme d’affaires devenu politicien expliqua alors que « la vaste majorité des Québécois aimeraient des règles assurant que les personnes en position d’autorité ne portent pas de signes religieux. »
Depuis le dépôt du projet de loi 21 à l’Assemblée nationale le 28 mars, François Legault et ses ministres répètent ad nauseam que leur position représente un « consensus » appuyé par une « vaste majorité » de Québécoises et de Québécois. Le ministre responsable du PL21, Simon Jolin-Barrette, agite constamment le « mandat fort » que l’électorat a donné à son parti pour justifier le bulldozer législatif qu’il déploie pour faire passer cette loi le plus rapidement possible.
Dans les faits, la force du mandat de la CAQ sur cet enjeu est hautement discutable, et le consensus pour le moins éphémère. Alors que les médias rapportent sans cesse que la loi 21 reçoit l’appui de deux tiers des Québécois·es, un regard plus approfondi sur les sondages effectués depuis l’élection de la CAQ montre que l’appui aux interdictions pourrait bien descendre jusqu’à 41%. L’opposition à la loi 21 est également plus large et substantielle qu’on ne le rapporte souvent — plus de 40% selon plusieurs sondages et même 59% dans l’un d’entre eux. L’opinion publique sur le sujet est non seulement beaucoup plus divisée, mais elle est aussi beaucoup plus indifférente que la mythologie populiste dominante voudrait nous le faire croire.
Tout dépend de comment la firme de recherche pose la question, c’est-à-dire s’il est fait mention des signes religieux concernés et des conséquences des interdictions. Les propositions d’interdictions sont « à première vue, populaires », notait l’analyste politique Michel C. Auger peu après l’élection de François Legault. Mais quand on y regarde de plus près, « les sondages montrent aussi que l’appui s’arrête dès qu’on commence à parler de sanctions et d’emplois perdus. Encore davantage quand les tribunaux statuent que la loi brime les droits fondamentaux. »
Retour sur le vote caquiste
La victoire de la CAQ doit beaucoup à l’étrange alchimie du système électoral uninominal à un tour du Québec. C’est grâce à ce système qui transforme des minorités électorales en majorités parlementaires que Legault s’est retrouvé avec 74 des 125 sièges à l’Assemblée avec l’appui de seulement 37,4% des voix. Cet apparent raz-de-marée impressionne encore moins à la lumière du taux d’abstention record des élections de 2018. Un tiers des 6,2 millions d’électeurs et électrices sont restés à la maison le 1er octobre, faisant en sorte que François Legault et la CAQ n’ont eu besoin que de 1,5 million de votes — ce qui représente moins d’un quart (24,5%) de l’électorat inscrit — pour s’assurer d’une majorité parlementaire.
De celles et ceux qui ont voté pour la CAQ, combien étaient motivé·e·s par sa position sur les signes religieux ? Pendant la période préélectorale, les sondages indiquaient que ce sujet ne soulevait pas les passions de beaucoup de gens au Québec. Alors que les débats autour du hidjab de l’étudiante en technique policière Sondos Lamrhari faisaient rage dans les médias, plus de trois quarts (78%) des Québécois·es faisaient savoir aux sondeurs qu’ils et elles trouvaient qu’on passait trop de temps à discuter des signes religieux et des accommodements raisonnables. Et contrairement à la mythologie identitaire, plus de 80% des supporters caquistes disaient qu’ils et elles avaient hâte de passer à autre chose, à peine moins que les libéraux (84%) (Ipsos, 29 avril-2 mai). Un sondage de fin 2018 montrait encore une fois le peu d’intérêt que suscitait ce soi-disant sujet brûlant. Seuls 19% des Québécois·es citaient les signes religieux comme l’enjeu social qui avait retenu leur attention durant l’année écoulée, tandis que 47% (donc deux fois et demie plus de gens) choisissaient la légalisation du cannabis (SOM, 5 à 7 décembre).
Avant la campagne de 2018, la montée de la CAQ était généralement perçue comme ayant peu à voir avec les enjeux identitaires. Jusqu’à la fin 2016, le parti était à la remorque du PQ et des libéraux dans les intentions de vote, bloquée selon toute apparence dans le rôle malaisant de 2e parti d’opposition. C’est en 2017 qu’elle a commencé à grimper dans les sondages, dépassant le PQ durant les premiers mois de 2017, puis chauffant les libéraux dès le début de 2018. Les instituts de sondage ont attribué à l’époque cet appui grandissant aux frustrations populaires face aux mesures d’austérité, aux scandales de corruption libéraux et à un rejet plus général des vieux partis, plutôt qu’à un quelconque enthousiasme pour le programme teinté d’identitarisme de la CAQ. « Le problème de la CAQ », notait le sondeur Jean-Marc Léger en juin 2017, « c’est que c’est plus un vote antiparti qu’un vote pro-CAQ. »
Au cours de la campagne électorale de 2018, l’enjeu des signes religieux était si marginal que les firmes de sondages ne prenaient même pas la peine d’interroger les électeurs à ce sujet. L’immigration a été largement débattue, mais seuls 16% de l’électorat inscrit désignait l’immigration comme l’un des deux enjeux principaux influençant leur vote, plaçant cet enjeu en 6e position parmi 9 possibilités (Ipsos, 20-23 septembre). Le trio immigration-langue-laïcité supposé galvaniser l’électorat arrivait dernier parmi les priorités de l’électorat (Léger, 14-17 septembre), loin derrière la santé et les services sociaux, l’emploi et l’économie, et l’aide aux familles. Même l’environnement et les changements climatiques, virtuellement absents du programme de la CAQ, arrivaient devant ce trio identitaire. Les idées identitaires ont rencontré un faible écho chez les jeunes en particulier. Seuls 7% des jeunes (18-25 ans) indiquaient l’immigration comme l’une des deux priorités influençant leur décision, 10e choix sur 14 possibles (Ipsos, 31 août-6 septembre).
En revanche, la colère et l’exaspération face à un gouvernement libéral obsédé par l’austérité ressortent très clairement dans les sondages. Après 15 ans de règne libéral quasi ininterrompu, deux tiers de l’électorat sentaient le moment venu de s’en débarrasser, alors qu’à peine un·e Québécois·e sur cinq souhaitait que le gouvernement Couillard reste en place. La frustration envers les libéraux était la plus aiguë chez les francophones, dans la banlieue de Montréal, à Québec et dans le reste du Québec, où l’électorat désirant un changement était quatre fois, voire six fois plus nombreux que les tenant·e·s de la continuité (Léger, 14-17 septembre; Ipsos, 20-23 septembre). Sans surprise, ce sont ces segments de l’électorat qui ont propulsé la CAQ lors des élections.
La relative indifférence de l’électorat caquiste aux thèmes identitaires se reflétait aussi dans leurs seconds choix, qui penchaient plutôt du côté des partis ne jouant pas la carte du nationalisme xénophobe (QS et le PLQ), que du seul autre parti qui lui, joue cette carte, soit le PQ. (32,7% contre 28,5% selon Mainstreet, 26-27 septembre; 38% vs 33% selon Léger, 14-17 septembre). Durant les campagnes électorales où les accommodements raisonnables et les signes religieux ont été des thèmes centraux (2007, 2014), les sondeurs ont montré que les thèmes identitaires se trouvaient constamment parmi les plus basses priorités de la plupart des Québécois·es.
Les sondages postélectoraux confirment qu’en 2018, les enjeux identitaires ont été, dans le meilleur des cas, secondaires pour la plupart des électeurs et électrices. Quand Ipsos a posé à l’électorat caquiste la question ouverte « Quelle est la principale raison de votre vote? », seulement 2% ont cité la position de la CAQ sur l’immigration, et moins d’un sur cinq (19%) ont répondu que leur choix avait été motivé par une appréciation positive du parti, de ses politiques et de son chef, ou par accord avec ses valeurs et son idéologie. Près des deux tiers (64%) ont plutôt cité le besoin de changement, l’envie de sortir les libéraux, ou l’impression que la CAQ représentait le « moindre mal » (Ipsos). D’autres sondages ont confirmé qu’en comparaison aux autres partis, l’électorat de la CAQ était particulièrement non-idéologique, avec une personne sur quatre (25,6%) avouant que son vote était stratégique, et moins de la moitié (43,6%) disant avoir voté pour le programme du parti (Vox Pop Labs, 10-25 octobre).
Malgré la promesse largement diffusée en début de campagne d’interdire le port de signes religieux aux employés de la fonction publique en position d’autorité, le sondage Ipsos montre en clair que l’enjeu était presque totalement absent de l’esprit de l’électorat caquiste. « Après avoir recherché toute réponse relative à l’enjeu de la laïcité, nous avons trouvé une seule mention de la laïcité et deux mentions relatives à la chrétienté, mais aucune du port de signes religieux », note l’analyste politique Claire Durand, qui a participé à l’élaboration du sondage. Bien que l’électorat de la CAQ ait exprimé une hostilité plus grande face à l’immigration que les autres, cela n’a pas déterminé leur choix dans l’isoloir. « Le vote pour la CAQ apparaît d’abord et avant tout comme un vote négatif », conclut Durand.
La couverture médiatique de cet enjeu donne fréquemment l’impression que la plupart des Québécois réclament à cor et à cri une interdiction des signes religieux dans le secteur public. Et pourtant, les sondages successifs montrent que l’obsession de la droite identitaire d’interdire le port du hidjab au nom de la laïcité ne correspond pas aux préoccupations politiques d’une large portion de la population. Que la CAQ ait fait de cet enjeu sa priorité législative ne répond qu’aux vœux d’une minorité xénophobe qui tente de se faire passer pour le « peuple québécois », une mascarade qui ne dure que depuis trop longtemps.
Ce texte a été traduit de l’anglais par Béranger Enselme et Paolo Miriello