IA: une infrastructure de calcul publique pour de vraies retombées sociales
28 mai 2024
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Mardi, le Gouvernement canadien a offert son appui à la Déclaration de Séoul pour une intelligence artificielle « sûre, novatrice et inclusive ». Ce soutien sera un vœu pieux tant et aussi longtemps que la stratégie canadienne en intelligence artificielle (IA) s’inspire du modèle spéculatif de la Silicon Valley et sert des intérêts étrangers qui n’ont rien à faire du bien-être des gens. Le récent investissement massif de 2 milliards de dollars pour créer un accès public à une infrastructure de calcul performante au niveau fédéral pourrait représenter une occasion en or de mettre l’IA au profit du bien commun si ce problème est abordé de front.
Élargir l’accès à la puissance de calcul
À l’heure actuelle, l’accès à une puissance de calcul de haut niveau est limité parce que seules de très grandes entreprises peuvent se permettre les infrastructures adéquates. Selon les informations contenues dans le dernier budget Freeland, le gouvernement a récemment signé une lettre d’intention avec la compagnie NVIDIA. Cette dernière fabrique des puces électroniques excessivement coûteuses, mais extrêmement performantes pour l’analyse de données. Si le gouvernement souhaite donner un coup de pouce aux entreprises et aux chercheurs en IA, c’est qu’il croit à des impacts économiques importants pour le Canada. Pourtant, les promesses de retombées ont été ébranlées par les recherches qui démontrent les écueils de la stratégie actuelle de développement.
Privatisation du soutien public à l’IA
En 2019, l’IRIS a publié une recherche qui montrait que les attentes économiques envers l’IA étaient gonflées dans un contexte de concentration accrue des entreprises de l’innovation. Cela signifiait que les entreprises québécoises et canadiennes avaient peu de chance de générer des bénéfices sociaux puisqu’elles étaient vouées à être rachetées par des géants de la Silicon Valley ou à faire faillite. Depuis, Element AI et Imagia, deux entreprises perçues comme les fleurons de l’avenir de l’IA au Québec ont respectivement suivi ces avenues. D’autres travaux ont aussi montré que ceux qui profitaient principalement des investissements publics étaient un nombre très restreint d’entreprises et de chercheurs du secteur, que le Canada ne parvenait pas à retenir la propriété intellectuelle. De plus, les investissements privés dans la recherche et développement ne cessent de diminuer alors que les résultats de la science publique sont de plus en plus privatisés.
Quant aux effets sur la productivité, ceux-ci restent encore à démontrer, surtout dans la fonction publique. Dans le domaine de la santé, l’IRIS a montré que la domination des industries pharmaceutiques et du numérique empêchait une augmentation globale de l’efficacité dans le système public. Les technologies développées servent une
médecine hyperspécialisée qui délaissent presque entièrement la prévention. Les interventions au niveau des déterminants environnementaux ou sociaux de la santé s’en trouvent laissées de côté au profit des industries qui capitalisent sur la maladie.
Enfin, rappelons que cette infrastructure sera extrêmement énergivore et que l’augmentation de la puissance de calcul pèse de plus en plus lourd dans la demande énergétique canadienne. Difficile de croire, dans ces circonstances, que ces infrastructures de calcul serviront sans équivoque des intérêts élargis et durables.
Un modèle d’innovation à redéfinir
Doit-on pour autant refuser les investissements publics dans une infrastructure de calcul? Pas nécessairement. En fait, l’idée d’une telle infrastructure se révèle l’occasion de créer un modèle alternatif de développement de l’IA. Plutôt que de produire des technologies qui s’inscrivent dans la logique économique mortifère des puissants géants de la Silicon Valley, les politiques d’innovation pourraient stimuler la création de technologies ayant un réel impact sur le travail et la vie de la population canadienne. Que ce soit en imposant la création d’innovations libres d’accès ou en privilégiant des projets qui s’engagent dans des démarches de co-production, une infrastructure publique de calcul doit éviter les actuels écueils des politiques de développement de l’IA. Seulement avec de telles ambitions, les citoyen·ne·s pourront croire qu’ils reverront la monnaie de leur pièce.
Autrement, à quoi bon mettre en place une stratégie pour une puissance de calcul souveraine sans envisager la souveraineté technologique?
Cet article est d’abord paru sous forme de lettre dans l’édition du 28 mai 2024 du journal Le Devoir.