Et l’Autre personnalité de l’année 2015 est…
1 janvier 2016
L’IRIS décerne le titre de l’Autre personnalité de l’année 2015 à la « Troïka », soit la créature à trois têtes (Commission européenne, Banque centrale européenne (BCE) et Fonds monétaire international (FMI)) qu’on a vu sévir en Europe ces dernières années. La Troïka se mérite notre prestigieuse distinction pour sa victoire in extremis face aux mouvements anti-austérité sur le Vieux Continent. En effet, alors que ces mouvements populaires réclamaient la fin de la chape de plomb économico-austère et appelaient à un retour à la démocratie, la Troïka est parvenue à défendre l’intérêt des élites politiques et financières une année supplémentaire, quitte à paver la voie du pouvoir aux formations politiques d’extrême-droite.
La détermination de la Troïka a envoyé un puissant message lorsqu’elle obtint la « pendaison publique » de la Grèce. Par le bais de cette soumission, les élites européennes rendirent une forme d’hommage à Margareth Thatcher en réaffirmant à leur manière le fameux mantra légué par la Dame de fer : There is no alternative.
C’était bien l’enjeu de la crise grecque, ou plus largement la « crise de la zone euro » durant la dernière année. En surface, on se demandait si la Grèce demeurerait dans la zone euro ou si elle serait expulsée, ce qui l’aurait menée à une faillite dont les conséquences sur l’économie mondiale étaient difficiles à évaluer. Sur le fond, tout ce débat posait une question fondamentale : une alternative à l’austérité et au néolibéralisme est-elle possible ou pas?
(À ce sujet, en 2015, on ne devrait plus se méprendre, comme Alain Dubuc, sur la définition du néolibéralisme. Pour réajuster le tir, cette vidéo de mon collègue Philippe Hurteau et cette réponse à M. Dubuc par ma collègue Eve-Lyne Couturier.)
L’intelligentsia européenne et les élites d’affaires ne pouvaient le tolérer après avoir construit depuis une génération le projet politique d’une Union européenne proprement néolibérale. Les peuples s’étaient objectés par référendum à une Constitution qui sacralise littéralement l’économie de marché.
Signe des temps où la démocratie devient peu à peu un ornement superflu, la classe politique européenne a tout de même forcé l’adoption (par les parlementaires cette fois) d’un texte législatif presque identique, du Traité de Lisbonne de 2009.
Un article du traité rappelle le primat d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre » et un protocole (même valeur que le traité) indique que « le marché intérieur comprend un système garantissant que la concurrence n’est pas faussée ». La seule politique de l’UE, c’est de mettre en concurrence toutes les activités humaines (via Médiapart).
Depuis, cette approche antidémocratique hante l’Europe. Au fur et à mesure que des pays vivaient des difficultés économiques, l’UE se révélait toujours plus interventionniste et cavalière vis-à-vis des parlements nationaux. Contre les aspirations populaires et démocratiques s’est affirmé le pouvoir d’une classe de technocrates résolus à appliquer les dogmes d’une approche économique ayant pourtant montré ses gigantesques ratés.
La Grèce est devenue le cas emblématique et ultimement, le centre de gravité d’un affrontement entre l’approche néolibérale de la Troïka au pouvoir contre le premier gouvernement élu sur une plateforme rejetant sans équivoque les politiques d’austérité. En effet, lorsque le parti de gauche altermondialiste Syriza a été élu au début de 2015, il avait deux engagements électoraux : (1) fin des politiques d’austérité et (2) le maintien de la Grèce dans la zone euro. Deux propositions qui se seront avérées… mutuellement exclusives.
Le peuple grec était exsangue et humilié lorsqu’il a voté pour Alexis Tsipras et Syriza. Ce ras-le-bol était la conséquence normale du saccage auquel avait présidé la Troïka. Non seulement les plans de sauvetage ont détruit les services sociaux du pays, mais ils ont plongé le pays dans une récession bien pire que ce qu’elle était avant!
On a beaucoup parlé ces dernières années du mea culpa du FMI à propos des politiques d’austérité trop sévères qu’on a appliquées sur les économies en difficulté d’Europe. En effet, plutôt que de contribuer à la relance des économies, on les a étouffées en coupant les dépenses de l’État. La conséquence pour la Grèce, c’est qu’on a plongé ce pays dans une récession pire que le Grande Dépression de 1929 aux États-Unis, comme l’a calculé The Economist. Rappelons que c’est le New Deal de Roosevelt qui à l’époque avait finalement sorti l’économie étasunienne de sa torpeur. En Grèce, on a fait le contraire. On a écrasé l’économie sous des politiques d’austérité impitoyables.
En plus de l’échec de la relance, on a plongé la Grèce dans une crise sociale inédite à l’intérieur des frontières de l’Union européenne. Chômage à 30%, chômage des jeunes à 60%, chômage à long terme quatre fois plus élevé que la moyenne européenne, chute du revenu des ménages, augmentation drastique des Grec·que·s vivant dans la pauvreté, effondrement des dépenses en santé (entraînant des problèmes sociaux qui coûteront d’ailleurs à terme bien plus cher), augmentation majeure du taux de suicide, fuite des cerveaux, etc.
Est-ce dire que le sauvetage a échoué? Tout dépend du point de vue.
Le graphique suivant, publié dans un journal italien, montre l’exposition des banques (en bleu) et des États (en rouge), par pays, à la dette grecque. Bref, ça nous montre qui risque d’encourir des pertes advenant une faillite de la Grèce. Constat : avant (2009) les deux premiers plans de sauvetage (mai 2010 et mars 2012), c’était les banques privées qui risquaient de perdre des milliards d’euro en Grèce. Après les plans de sauvetage (2014), ce sont les États qui sont désormais exposés à la dette grecque. Le plan de sauvetage est une réussite : on a sauvé les banques françaises et allemandes…
Le parti Syriza a été élu pour s’opposer à de nouvelles mesures d’austérité. Il résiste suite à son élection en janvier et jusqu’à juillet, date à laquelle la Troïka attendait le gouvernement grec de pied ferme à l’occasion d’une nouvelle échéance sur le remboursement de sa dette. Le message était clair : fin de la révolte anti-austérité menée par Syriza ou sinon, « grexit » (sortie de la Grèce de la zone euro, voire de l’Union européenne).
Le gouvernement répondit par l’organisation d’un référendum visant à laisser la population décider du sort à réserver au troisième plan de « sauvetage » de la Grèce. La BCE coupa les vivres avant le jour du vote et les menaces fusèrent contre un éventuel « Non » de la population grecque. À la surprise générale, les Grec·que·s votèrent à plus de 60% avec leur gouvernement et contre la Troïka.
Cependant, cette victoire populaire ne fit pas long feu. Le premier ministre Tsipras suscita une nouvelle surprise en utilisant sa victoire pour négocier… sa reddition. Convaincu qu’il n’obtiendrait rien de la Troïka et craignant d’être expulsé de la zone euro, il rallia toute l’ancienne classe politique du pays derrière lui et accepta le troisième plan d’austérité. Il fut impitoyable et on se demande ce qu’il reste aujourd’hui de la souveraineté grecque.
En effet, il faudra désormais que le gouvernement grec « consulte les institutions » et « convienne avec elles de tout projet législatif dans les domaines concernés, dans un délai approprié, avant de le soumettre à la consultation publique ou au Parlement » en plus de réexaminer toutes les lois adoptées depuis son élection en janvier. La Chancelière allemande Angela Merkel expliquera alors en conférence de presse qu’en Grèce, « des lois ont été votées alors que nous ne les avions pas autorisées ». Les choses sont claires.
Comme l’expliquait sur notre blogue Julien Mercille, il faudra que la Grèce privatise des plages, des châteaux, des sources thermales, des stades, des ports, la compagnie des eaux, les infrastructures olympiques… L’argent récolté sera ensuite géré par la Troïka et devra servir à rembourser la dette du pays.
La défaite de Syriza galvanisera les ayatollahs du capitalisme un peu partout dans le monde. Au Québec, Joseph Facal s’en donne à cœur joie dans une chronique où il affirme que l’écrasement de Syriza est la preuve que le capitalisme est un « horizon indépassable ».