Qu’est-ce que l’économie du savoir ?
19 novembre 2012
Pendant des années, les acteurs du milieu de l’éducation s’entendaient sur la nature du problème, le prétendu « sous-financement » des universités, se limitant à un débat sur les solutions : augmentation du financement public pour les uns, hausse des frais de scolarité pour les autres. Il aura fallu attendre 2012 pour qu’un ministre reconnaisse enfin que le discours des recteurs était fondé sur une méthode de calcul douteuse, un problème que l’IRIS avait pourtant soulevé depuis 2010.
Et voici maintenant que l’unanimisme d’antan fait place à une guerre de chiffres où les recteurs s’accrochent à la fable du sous-financement, cependant que le véritable enjeu de fond passe à la trappe. Qui, en effet, prend le temps de se demander pourquoi les universités se plaignent constamment de manquer de munitions financières ? Pourquoi veulent-elles davantage d’argent, à quoi veulent-elles dédier les nouvelles sommes ? Il faut, répondent les recteurs, davantage d’argent pour que les universités soient « compétitives » dans « l’économie du savoir » internationale. Il est important, au-delà des guerres de calcul en surface, de s’interroger sur ce qu’est, au juste, cette « économie du savoir » qui mobilise tant de ressources et justifie des mutations importantes dans les systèmes d’éducation, dont les hausses de droits de scolarité.L’économie du savoir
D’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’ère de l’économie du savoir est celle où la productivité et la croissance de l’économie, bref la « performance économique » des pays, dépendent de plus en plus du savoir, de l’éducation, de l’information et de la technologie.
En vertu de la « nouvelle théorie de la croissance », ou « théorie de la croissance endogène », la production de valeur économique découlera d’investissements soutenus dans 1 ) la recherche-développement ou l’innovation technoscientifique; 2) la formation de la main-d’oeuvre et l’enseignement; 3) de nouvelles formes plus efficientes d’organisation et de gestion du travail. L’idée générale est que les dépenses qui concernent la connaissance, la science et les nouvelles technologies, spécialement les technologies de l’information, peuvent stimuler la croissance.
L’économie de l’apprentissage et les systèmes nationaux d’innovation
On met donc en place une « société de l’information » qui vise à développer et à diffuser les « savoirs » qui peuvent servir de lubrifiant à l’économie. Comme les besoins des industries et des marchés changent constamment, il devient urgent de former des travailleurs polyvalents et flexibles, dotés de « compétences transversales » qui les rendent adaptables à toutes les situations nouvelles, et de les renvoyer sur les bancs d’écoles pour assurer le renouvellement continuel de ces « compétences ».
Il devient important de diffuser les nouvelles technologies et d’organiser les entreprises plus efficacement en vue de maximiser les gains de productivité. Se met alors en place une véritable « économie de l’apprentissage » où le système d’éducation est vu comme un réservoir à idées permettant de développer de la main-d’oeuvre de pointe (capital humain) pour les industries à « haute valeur ajoutée » et des innovations brevetables (propriété intellectuelle) qui permettront de soutenir les entreprises et de dynamiser la croissance.
Dans l’économie du savoir, le rôle des gouvernements est de mettre en place et de consolider un « système national d’innovation » : il faut utiliser l’ensemble des relations sociales entre les individus, les universités, les entreprises et le gouvernement comme un réseau (network) dédié à la recherche-développement (R&D) en vue d’augmenter la prospérité et le bien-être général. Dans ce réseau, l’information et le savoir doivent circuler le plus fluidement possible afin de maximiser les outputs en termes d’innovations technico-économiques.
Le système scientifique, c’est-à-dire les laboratoires de recherche privés, gouvernementaux, mais aussi ceux des universités, est mis à contribution comme incubateur de nouveaux savoirs ou informations permettant par la suite aux entreprises d’être plus compétitives à l’échelle globale. On pourrait dire que le savoir devient une importante munition dans la guerre économique que se livrent les entreprises et les économies nationales à l’échelle du monde.
Afin de rentabiliser au maximum les investissements dans le savoir et la R&D, il faut développer de nouveaux indicateurs, une sorte de « comptabilité du savoir » permettant de mesurer et d’évaluer la rentabilité sociale des investissements privés et publics dans le savoir, c’est-à-dire les retombées économiques positives qui en résultent. On cherche ainsi à s’assurer que les investissements dans le savoir se traduisent par de véritables impacts positifs sur la croissance du capital.
Détourner les finalités universitaires
L’économie du savoir paraît beaucoup moins sympathique lorsqu’on en vient à comprendre que son programme, qui est d’utiliser les universités publiques et le « système scientifique » comme moteur d’innovation et de productivité en vue d’aider les entreprises et la croissance de l’économie, entre en conflit direct avec la mission fondamentale des universités.
En effet, selon L’OCDE, « Le système scientifique des pays de l’OCDE est confronté à l’énorme difficulté d’avoir à concilier ses fonctions traditionnelles, soit de produire des connaissances nouvelles grâce à la recherche fondamentale et former de nouvelles générations de scientifiques et d’ingénieurs, avec son nouveau rôle qui doit être de coopérer avec l’industrie pour favoriser le transfert des connaissances et de la technologie. Les établissements de recherche et les universités ont de plus en plus de partenaires industriels, pour des raisons financières et en vue de stimuler l’innovation, mais la plupart doivent conjuguer ces fonctions avec leur rôle de base dans la recherche générique et l’enseignement ».
Le concept de « système national d’innovation » représente une forme de mobilisation totale des ressources nationales au service des entreprises et de la croissance économique : sauver la croissance et le système capitaliste de la crise exigerait de réorienter l’ensemble des relations sociales d’un pays, de même que ses institutions d’enseignement publiques, vers la production de « capital humain » flexible et de recherche commercialisable. Cela signifie que les universités auront de moins en moins de ressources pour l’enseignement, notamment dans le secteur des Humanités. En effet, l’OCDE s’intéresse principalement aux ingénieurs, aux scientifiques, à la technologie et à la gestion puisque ce sont ces « savoirs » qui peuvent servir de catalyseurs de croissance.
Selon l’idéal démocratique moderne, l’éducation devait former des individus raisonnables en leur transmettant un patrimoine culturel et scientifique humain. Sa finalité était d’élever l’esprit des étudiant-e-s jusqu’à la pensée autonome. Cette mission est détruite lorsque la culture est expulsée de l’université par les laboratoires d’innovation technoscientifique, par des gouvernements qui ne voient en cette institution qu’un maillon du système scientifique et du système national de R&D. Ce même système est mis au service de la croissance de l’économie. Loin de former des sujets autonomes, l’économie du savoir forme des sujets soumis à l’hétéronomie, à la contrainte extérieure dictée par les besoins des entreprises et des marchés. Même la science et la recherche fondamentale sont dévalorisées et remplacées par le bricolage en vue de soutenir l’accumulation de capital financier.
On ne s’étonnera pas non plus de voir des réformes pédagogiques axées sur les « compétences » et la diffusion systématique des iPad, tableaux interactifs et autres « technologies de l’information et de la communication » (TIC) dans les écoles, dès lors qu’il ne s’agit plus de transmettre un socle commun de connaissances, mais de former du capital humain halluciné capable de surveiller des écrans et de traiter de l’information rapidement. Il est inquiétant, à cet égard, de voir proliférer la « pensée powerpoint » et les écrans, non seulement dans les classes, mais jusque dans les mains des étudiant-e-s sous la forme de « téléphones intelligents »(sic).
L’économie du savoir révèle alors son vrai visage : non pas investir dans le savoir pour lui-même, mais plutôt transformer l’école, la connaissance, la culture, les relations sociales et les individus en moyens au service de la croissance de l’économie, si bien que l’éducation devient un bête appendice de la corporation, Université Inc. pour société d’entrepreneurs spectateurs de leur propre aliénation rétroprojectée.
Le Québec bien engagé sur la voie de l’économie du savoir
Nous sommes à l’approche d’un important Sommet sur l’éducation supérieure, où seront notamment discutés des indicateurs et mécanismes d’assurance-qualité visant à arrimer l’éducation, sa « qualité » à sa « valeur ». Le gouvernement péquiste a certes mis en doute le sous-financement universitaire, mais il ne semble aucunement critique de l’économie du savoir, comme le montre cette déclaration de la première ministre : « La première ministre Marois a indiqué que son gouvernement ouvrait son « grand-angle » pour aborder un « enjeu vital », celui de la prospérité de la nation par le truchement du savoir. « Nous voulons poser les jalons d’une véritable société du savoir pour tous », a-t-elle indiqué ».
On pourrait se demander pourquoi un gouvernement qui prétend défendre la souveraineté nationale en vient par ailleurs à vouloir inféoder le système d’éducation au modèle de l’économie du savoir, lui-même lié à la globalisation marchande. Mais il y a fort à parier qu’au gouvernement comme ailleurs, l’économie du savoir demeure une sorte d’impensé, de l’ordre de ceux qui sont le plus dangereux pour l’autonomie et la culture des peuples, qui dérivent vers ce que Jean-Claude Michéa appelait « l’enseignement de l’ignorance » sans trop en faire de cas. Preuve, donc, que nous avons de l’avance, et ne pensons déjà plus beaucoup ; signe que nous sommes déjà, depuis longtemps, engagés dans « l’économie du savoir », un système où l’on lésine sur l’apprentissage, puisque seul celui qui sert l’économie nous intéresse. Ceci expliquant cela, nous ne semblons même plus capables de mesurer à quel point ce discours s’avère réducteur et menaçant pour la culture. Comme le disait George Orwell « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force ». Le savoir, aurait-il pu ajouter, c’est…l’économie.