Qu’est-ce que la financiarisation de l’économie?
7 février 2013
Marge de crédit, régime de retraite à cotisation déterminée, hypothèque inversée, régime volontaire d’épargne retraite, titre adossé à des actifs… autant d’innovations financières qui témoignent de la financiarisation de l’économie; en d’autres mots que l’économie est de plus en plus centrée autour de la finance. Un phénomène qui est composé d’une panoplie de mécanismes parfois très complexes, mais dont l’influence sur l’économie telle qu’elle nous apparaît au quotidien est devenue préoccupante.
Transformation du capitalisme
La financiarisation est un processus qui s’inscrit dans l’histoire du capitalisme et qui touche au mode de régulation de l’économie (quelles sont les institutions qui structurent les rapports économiques ?) et à la logique d’accumulation (comment le capital se reproduit-il ?). Le développement du capitalisme dans sa phase industrielle reposait sur l’expansion de la production. Le capital (l’argent qui est réinvesti) devait être alloué en partie à des investissements productifs, c’est-à-dire qui permettent d’augmenter la capacité de production (par exemple, l’achat de machines plus performantes ou la construction de nouvelles usines).
La logique financière est tout autre. Le capital n’a plus à passer par le détour de la production pour fructifier ; sa simple circulation engendre une création de capital neuf. L’investissement à court terme devient la norme et c’est la spéculation qui fait augmenter la valeur d’un actif. Posséder un actif financier, c’est posséder le droit sur un revenu futur, obtenu par une fluctuation de la valeur de cet actif que génère la spéculation. Le risque rattaché à ce type d’actif est donc beaucoup plus élevé qu’avec les investissements productifs, puisque la valeur d’un actif dépend de la confiance que les acteurs lui portent et sa variation est alimentée par des rumeurs qui sont par définition très volatiles.
Croissance du secteur financier
La croissance des marchés financiers est le résultat de décisions de nature politique. D’abord, les taux de change ont été libéralisés avec la décision de Richard Nixon de suspendre en 1971 la convertibilité du dollar en or. Plutôt que d’être fixée en fonction de la valeur du dollar américain (taux de change fixe), les devises sont désormais déterminées par l’offre et la demande de chaque devise sur les marchés (taux de change flottant).
Puis dans les années 1980 s’est amorcé un mouvement de libéralisation des taux d’intérêt. Les États sont passés d’un mode de financement de leurs déficits par la planche à billet (l’émission de monnaie) à un financement sur les marchés financiers (par l’émission d’obligations). Depuis, les taux d’intérêt en vigueur pour une économie sont déterminés par l’offre et la demande de titres obligataires.
Comme le taux de change correspond au prix d’une devise et le taux d’intérêt est le prix qu’il en coûte pour emprunter, on peut dire que dans ce système libéralisé, le prix des actifs devient instable et est alors soumis à la spéculation. Or, pour contrecarrer cette incertitude, les institutions financières ont créé de nouveaux produits financiers destinés à couvrir le risque lié à la variation de la valeur des actifs, ou encore pour transformer des dettes en actifs (titrisation). Cette innovation financière, jumelée à la globalisation des marchés financiers, a eu pour effet d’augmenter la spéculation et donc de créer encore plus d’instabilité.
Cette hypertrophie de la finance a des conséquences directes sur l’économie dite réelle, car lorsque les bulles financières, qui résultent de la spéculation entourant certaines catégories d’actifs, explosent, cela peut entre autres paralyser le marché du crédit et donc freiner le déroulement normal de l’économie. Par exemple, la crise mondiale de 2008 prend son origine dans l’éclatement de la bulle des hypothèques à risque et l’effondrement des produits financiers dérivés de ces prêts hypothécaires.
La finance : une nouvelle super-puissance
C’est de la capacité d’accaparer ces capitaux et de les faire fructifier que découle la puissance des acteurs financiers. La financiarisation de l’économie est alors marquée par le pouvoir accru des acteurs financiers sur l’économie : pas seulement celui des entreprises de services financiers comme le groupe RBC, qui est la première banque au pays (actif de 824,4G$ au 3e trimestre de 2012) ou de holdings financiers comme Berkshire Hathaway, dirigé par le milliardaire Warren Buffet (actif de 392,6G$US en 2011) mais aussi celui des investisseurs institutionnels comme la Caisse de dépôt et placement du Québec (159G$ d’actifs en 2011), des fonds de pension de travailleurs comme le fonds des enseignant-e-s de l’Ontario, Teachers (117G$ d’actifs en 2011) – de même que celui des agences de notation, comme Standard and Poor’s ou Moody’s, qui n’est pas lier à la capacité de capter des flux de capitaux, mais à celle d’influencer la valeur des actifs en circulation sur les marchés. Selon le classement du Globe and Mail, en 2012, cinq des dix sociétés par actions les plus profitables au Canada étaient des institution financières.
Diffusion de la relation financière
Il y aurait évidemment fort à dire sur ces « super-puissances », mais nous aimerions terminer ce trop bref exercice en mettant plutôt en lumière les conséquences de cette financiarisation sur l’économie non-financière. Pour continuer de croître, la finance doit créer davantage de monnaie (en octroyant des prêts) et transformer de nouveaux flux d’argent en actifs financiers (par exemple en transformant des dettes en titres revendables sur les marchés). Ce faisant, étudier, travailler, consommer, épargner, prendre sa retraite, diriger une entreprise, etc. sont autant de réalités qui tendent à être financiarisées. Loin d’être deux sphères déconnectées, les flux d’argent associés à cette « économie réelle » (la production, le rapport salarial, la consommation et l’épargne) tendent à être captés par la finance :
- Les entreprises se financent par le biais des marchés financiers (plutôt que par l’intermédiaire des banques commerciales). De plus, le développement des firmes cotées en bourse est orienté par l’exigence de faire augmenter la valeur actionnariale de l’entreprise.
- De leur côté, les travailleurs sont appelés à devenir des investisseurs : tandis que les caisses de retraite sont soumises aux fluctuations de leur portefeuille d’actifs, on encourage les travailleurs à avoir recours à des régimes d’épargne-retraite individualisés (comme les REER) pour compenser l’insuffisance des fonds de pension de l’employeur et des régimes publics.
- La stagnation des salaires est compensée par le recours au crédit à la consommation, qui devient un pilier de la croissance économique.
- L’augmentation des frais de scolarité, présentée comme une condition essentielle du maintien de la qualité de l’enseignement supérieur, a fait exploser l’endettement étudiant, notamment aux États-Unis, où le volume des prêts dépasse celui des encours sur carte de crédit.
Bref, la relation financière se diffuse pour faire croître l’économie, mais, ce faisant, elle rend cette dernière beaucoup plus instable et donc toujours plus fragile.
Réglementer les marchés financiers ?
Après le krach boursier de 1929 et la crise économique des années 1930, les gouvernements ont pu juguler le pouvoir des grands financiers en mettant en œuvre diverses législations contraignantes. Cette régulation politique de la finance a en partie réalisé le souhait de Keynes d’« euthanasier les rentiers ». Mais à l’heure actuelle, alors que l’État est appelé en renfort chaque fois qu’il s’agit d’éponger les dérives d’une industrie financière en quête de rendements toujours plus élevés, et que l’industrie financière trouve toujours les moyens de faire assouplir ou de détourner les réglementations en vigueur, n’est-il pas temps de songer non pas simplement à mieux encadrer cette industrie, mais plutôt d’abolir certaines de ses pratiques les plus controversées et de la faire passer sous le contrôle de l’État (comme l’ont entre autres suggéré récemment François Morin et Jacques Julliard) ? Autrement dit, remettre la finance au service des gens et de l’économie.