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« l’ascenseur est brisé : prenez la fusée »

29 avril 2021

  • DG
    David Groulx

Une nouvelle culture de l’investissement voit le jour et le phénomène du sous-reddit WallStreetBets et de ses dérivés n’a pas fini de faire parler de lui. Des petits investisseurs, encouragés par la facilité d’accès au marché boursier par l’entremise d’applications comme Robinhood ou Wealthsimple, forment maintenant une communauté virtuelle via les médias sociaux. Leur objectif? Sauver des entreprises que des fonds spéculatifs cherchent à faire couler.

Imaginez un instant. Vous êtes un fonds spéculatif (hedge fund) qui pratique la vente à découvert : vous vendez des actions que vous avez empruntées en promettant de les remettre à un certain moment. En les vendant, vous espérez que le cours de l’action baisse et vous exercez une pression en ce sens. Vous rachetez l’action plus tard à un prix plus bas, puis vous la remettez à celui qui vous l’a prêtée. Vous empochez donc la différence entre la valeur à la vente et la valeur au rachat. Par exemple : vous vendez à 10$ une action empruntée, son prix baisse à 5$, vous la rachetez à 5$, puis vous la « redonnez ». Vous avez gagné 5$. Si la société dont vous vendez l’action fait faillite, c’est encore mieux, vous n’avez rien à rembourser et vous gagnez 10$. Jusqu’ici tout va bien, à moins que le prix de l’action ne monte sans cesse, poussé par une forte demande. Alors, vous serez contraint à racheter rapidement vos actions, dont la valeur a maintenant augmenté, afin de limiter vos pertes. Or, en les achetant, vous ferez monter le cours de l’action en flèche en faisant une pression sur la demande, surtout si personne ne veut vendre.  Vous êtes alors pris au piège dans une spirale de rachats forcés : un « squeeze », comme on dit. L’action que vous avez vendue à découvert 10$ pourrait bien vous être revendue à 100$…

Sur le forum Wallstreetbets, les investisseurs s’entendent justement pour acheter massivement des actions vendues à découvert par des fonds spéculatifs dans le but de faire monter la valeur de l’action et les prendre au piège. Leur dernier coup fumant? Avoir fait grimper la valeur de l’action de l’entreprise Game Stop (GME) de plus de 870% en une semaine en janvier, entraînant des pertes de 20 milliards de dollars en un mois pour les fonds spéculatifs qui avaient parié contre le détaillant de jeu vidéo qu’ils chérissent. Ils visent maintenant à sauver d’autres sociétés, dont la chaîne de cinéma AMC, qui a vu son titre péricliter à cause de la pandémie et qui fait l’objet de ventes à découvert massives. La stratégie, jusque là majoritairement étatsunienne, fait d’autres adeptes dont en Corée du Sud.

C’est un juste retour du balancier, vous diront ces petits investisseurs restés amers de la crise de 2008, qui se nomment eux-mêmes « apes » ou encore « retards », en se réappropriant le langage peu élogieux de leurs adversaires de Wall Street. Car leur communauté croissante a ses ennemis, son langage et ses symboles, tout comme ses vedettes, dont Roaring Kitty, un influenceur qui a gagné plus de 20 millions de dollars avec le stratagème.

Dans les sous-reddit, on insiste sur le fait que chaque action compte, on s’encourage à ne pas vendre ses actions avant les autres, même à fort prix, la créativité règne, on partage des memes de singes mangeurs de crayons de couleur, des vidéos et autres œuvres d’art représentant bien souvent des personnages aux mains diamantées. On peut aussi y suivre des cours d’investissement 101, où les plus chevronnés enseignent aux plus jeunes l’art nouveau d’un investissement censé rapporter gros, non comme les investissements passifs des boomers, jugés ennuyants, dans des fonds indexés. Partout, on attend le squeeze et on émet des hypothèses sur son avènement. Mais si la communauté est ouvertement multiculturelle, multiconfessionnelle, et ne discrimine personne en vertu de sa classe sociale, il est particulièrement dangereux d’opposer des doutes quant à la validité du stratagème, sous peine de se faire expulser du groupe. On craint ici les « shills », ces agents des fonds spéculatifs qui auraient infiltré la communauté, ou encore les « bots », ces faux comptes robotisés qui seraient utilisés pour dissiper le mouvement.

Cette fraternité solidaire, typique des grands mouvements sociaux, est d’ailleurs touchante, puisque bien que l’appât du gain et la revanche soient les principaux moteurs du mouvement, beaucoup y voient la seule manière de se sortir du cycle de la pauvreté. Les histoires racontées, photos et témoignages à l’appui, sont celles d’adultes qui peinent à rembourser leurs dettes d’études, qui en ont marre de cumuler les emplois sans sortir de la pauvreté, qui voudraient accéder à la propriété dans un marché prohibitif ou se payer des soins de santé. Beaucoup évoquent leurs enfants, souhaitant qu’ils aient un meilleur destin qu’eux. Dans une Amérique où l’ascenseur social est brisé, où le travail est dévalué, les opportunités d’emploi font piètre figure en comparaison avec les opportunités de la finance, et le jeu de la spéculation est séduisant. « Chaque action compte », veut le slogan, et chacune d’entre elles est un billet pour le grand voyage sur la lune que ces retards se payeront une fois le moment venu. Car on y élabore des rêves, un peu à la manière de ceux qui nous viennent quand on participe à la loterie. Évidemment, la loterie comporte son lot de perdants. Dans le langage des investisseurs boursiers, on les appelle « bag holders », ceux qui restent pris avec les investissements dévalués une fois la bulle spéculative crevée.

Avec GME, ce sont les fonds spéculatifs qui sont restés pris avec le sac. Or, si les chèques de Joe Biden continuent d’être investis en bourse et dans les cryptomonnaies, dont le Bitcoin qui a fracassé des records de plus de 600% de rendement dans la dernière année, ou le Dogecoin qui a fait 400% en une semaine, faute d’opportunités dans l’économie réelle, le peuple américain pourrait bien être pris avec le prochain sac : une société encore plus inégalitaire. Mais s’il vous plaît, ne prenez pas ce texte comme un avis financier.  Après tout, je ne suis qu’un singe qui mange des crayons de couleur pour déjeuner, comme dirait l’autre.

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