La leçon d’organisation du Conseil du Patronat | Recension et commentaire du livre : Ghislain Dufour. 2016. Dans les coulisses du patronat. Brins de mémoires 1969-2000.
1 juin 2016
C’est en plein milieu des années 1960 que le milieu des affaires québécois a commencé à s’organiser sous forme de groupe de pression. À ce moment, les pouvoirs publics déployaient des projets et mettaient en œuvre des réformes législatives qui favorisaient le développement humain et social de la population. Aussi étonnant que ça puisse paraître, ce sont même le gouvernement Lesage et la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) qui ont demandé à dialoguer avec un interlocuteur qui agirait à titre de porte-parole patronal : de là est né le Conseil du patronat du Québec (CPQ).
Le livre Dans les coulisses du patronat. Brins de mémoires 1969-2000 de Ghislain Dufour, président du conseil d’administration du CPQ pendant 27 ans, relate de son point de vue personnel les événements marquants du monde patronal québécois et des principaux interlocuteurs de celui-ci – les syndicats, les gouvernements et les médias. Le livre est organisé par décennie. Chaque chapitre comprend une synthèse des sujets d’actualité suivie de « réflexions » personnelles de l’auteur.
La menace du Parti québécois et des syndicats
Le grand travail d’influence auprès des gouvernements ne sera véritablement développé qu’à la prise de pouvoir du Parti québécois, qui fait craindre au CPQ une menace à la liberté individuelle :
L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement souverainiste en 1976, gouvernement proche, sinon très proche des syndicats, a troublé le milieu des affaires. Mais c’est surtout la quantité de lois et de règlements adoptés au cours des années qui ont suivi, généralement guidés par des relents de pouvoirs collectifs plutôt qu’axés sur la liberté individuelle, qui ont fait réagir le CPQ (p. 43).
Parmi ces lois ou réformes auxquelles s’opposait le CPQ, on compte notamment les modifications au Code du travail (1977) et la Loi sur la santé et la sécurité du travail (1979). Cette dernière créait la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST). Le degré d’influence du CPQ, reconnu comme une organisation fédéraliste, se mesure entre autres au fait qu’une trentaine de ses membres ont rencontré individuellement tous les ministres du gouvernement péquiste de 1976.
Même si la CSST devait être administrée avec une parité syndicale-patronale, le CPQ a tardé à intégrer sa structure. Il s’agit, selon les dires de l’auteur, de l’« un des organismes paragouvernementaux les plus coûteux pour les entreprises », mais il s’interroge quant à ce qui se serait produit « si le patronat avait décidé de bouder l’organisme et de le laisser gérer par les syndicats » (p. 66). Cette citation reflète bien l’immense confiance qu’accorde Dufour à ses adversaires de toujours.
L’un des chevaux de bataille du CPQ contre les syndicats est l’abolition de la formule Rand. Cette disposition du Code du travail permet le prélèvement automatique de la cotisation syndicale par l’employeur auprès des salarié·e·s qui bénéficient des conditions négociées par le syndicat, incluant ceux et celles qui n’en sont pas membres.
Les réticences à accroître les ressources financières des syndicats étaient fondées sur la croyance qu’elles étaient détournées pour financer des causes politiques. Ainsi, le CPQ a salué la décision du gouvernement Harper en 2015 de rendre obligatoire la divulgation des dépenses des organisations syndicales. Par ailleurs, Dufour fait état de ses craintes quant à une organisation syndicale par secteur, plutôt que par entreprise. Il identifie très bien là la possibilité pour les syndicats d’accroître leur rapport de force avec les parties patronales puisqu’ils auraient la capacité de faire cesser simultanément les activités de tout un secteur.
La place du CPQ dans la société
Le CPQ n’est pas qu’engagé dans un combat contre les syndicats : il se prononce aussi sur d’autres enjeux. En effet, il s’est montré favorable à la francisation des lieux de travail, à l’affichage commercial bilingue, à l’augmentation des amendes pour les entreprises qui ne se conformaient pas à la Loi sur le salaire minimum et à une réflexion sur le risque de décrochage scolaire qu’induit le travail salarié chez les enfants de moins de 16 ans (p. 209).
Au chapitre des interventions moins liées aux enjeux propres au milieu des affaires, le CPQ a défendu une augmentation salariale des infirmières au côté de la Fédération des infirmières et des infirmiers du Québec (FIIQ) dans les années 1980 en avançant que la stagnation salariale constituait une menace d’exode des cerveaux. La même logique argumentative prévaut lorsqu’il s’exprime sur la rémunération des hauts fonctionnaires et des député·e·s : une fuite vers le privé priverait le secteur public des meilleurs éléments (p. 219).
En matière de gouvernance, Dufour n’est pas aussi friand de transparence lorsqu’elle s’applique au patronat que lorsqu’elle s’applique aux syndicats. Même s’il prétend que « tout au cours des ans, le CPQ a plaidé en faveur d’une meilleure information économique à l’endroit des travailleurs et des citoyens en général, sachant que cette information n’est pas toujours adéquate » (p. 195), Dufour affirme qu’il serait dommageable de divulguer la rémunération des dirigeants d’entreprise principalement parce que « tout le monde se connaît au Québec » (p. 184). Dans le même registre, le CPQ s’est opposé, aux côtés de la FTQ, à un projet de loi en 1996 qui proposait un devoir de réserve des membres des conseils d’administration de sociétés d’État de manière à renforcer l’intégrité et l’impartialité des administratrices et administrateurs publics.
Sur le plan social, on apprend au détour des récits partagés que le CPQ avait l’habitude de fréquenter le Club Saint-Denis, une organisation privée reconnue comme un haut lieu de pouvoir économique des élites canadiennes-françaises. Lorsqu’il a disparu en 2009, ces personnes se sont déplacées au Club Saint-James, qui réunit aujourd’hui les élites économiques de Montréal, tant francophones qu’anglophones. Sur le plan culturel, certains membres du CPQ fréquentent les compagnies culturelles habituellement identifiées comme des lieux de socialisation de l’élite : l’Orchestre symphonique de Montréal, l’Opéra de Montréal et les Grands Ballets canadiens (p. 97).
Pour la petite histoire, dans les années 1980, Monique Jérôme-Forget, alors présidente de la CSST, a demandé que soient remboursés par la Commission ses voyages en classe affaires et son inscription au Club universitaire de Montréal, un autre club privé, puisqu’elle souhaitait y tenir des réunions confidentielles (p. 104). Or, tout comme le Club Saint-Denis, le Club universitaire de Montréal n’acceptait pas les femmes à titre de membre. La CSST a refusé, mais cette anecdote illustre le plafond de verre auquel se butent les femmes qui souhaitent participer à l’élite d’affaires de même que l’étendue des liens qu’elle cherche à tisser.
Quelles leçons tirer?
D’entrée de jeu, sachez que le titre du livre induit en erreur, puisque nous ne pénétrons jamais en fait les coulisses du patronat. Qui plus est, même après cette lecture, on demeure tout aussi ignorant du fonctionnement du Conseil, de ces instances, de ses orientations phares, des tensions qui ont pu le traverser.
Fait paradoxal : l’histoire économique du Québec, qui aurait pu servir de trame de fond aux souvenirs de Dufour, est totalement absente. En lisant son livre, on comprend donc mal le rôle du CPQ à différents moments de la trajectoire du capitalisme au Québec, du modèle québécois de développement des années 1960-1970 au néolibéralisme. Seul son rôle durant la période péquiste des années 1970 est explicité. On en reste donc à des chroniques de surface qui ne font que dévier l’enjeu de là où il devrait apparaitre clairement : la lutte que mène le patronat contre les classes moyenne et pauvre afin de conserver ses privilèges et faire la promotion de ses propres intérêts.
Adam Smith mettait en garde contre la tentation d’intervenir sur les mécanismes et phénomènes économiques en affirmant que, au bout du compte, c’est la recherche individuelle de maximisation des profits qui permet d’assurer le juste équilibre économique. Un peu de la même manière, Hayek affirme que le niveau de complexité de la société est tel que nos connaissances sont insuffisantes pour en déterminer collectivement et de manière concertée la trajectoire.
Du premier qui a recours à la « main invisible » au second qui se réfère à l’« ordre spontané » du marché, il n’y a qu’un seul et même adage : surtout, ne cherchez pas à changer quoi que ce soit en vous concertant. Or, le CPQ n’est-il pas en lui-même une leçon d’organisation?