L’héritage de John Forbes Nash : L’erreur d’Adam Smith et la critique de la politique du «laissez-faire»
4 août 2015
C’est le 23 mai dernier, à l’âge de 86 ans, que John Forbes Nash est décédé tragiquement dans un accident de voiture. Prix Nobel d’économie 1994 pour son importante contribution à la théorie des jeux, c’est surtout en 2001 avec le film à succès sur sa vie, Un homme d’exception (A beautiful mind), que l’économiste et mathématicien s’est fait connaitre du grand public.
Vous vous rappelez peut-être de cette scène où Nash, alors incarné par l’acteur Russell Crowe, prend un verre avec ses copains et utilise la théorie des jeux pour démontrer que la stratégie optimale pour draguer le groupe de filles qui vient d’entrer dans le bar est, étonnamment, d’éviter de draguer celle qu’ils préfèrent tous. Au terme de cette scène, Nash s’exclame : « Adam Smith avait tort ». Malheureusement, la scène se termine ainsi et nous laisse sur cette affirmation sans la clarifier explicitement. Ce que nous vous proposons dans ce premier billet, c’est de rendre un hommage posthume à Nash en vous expliquant en quoi « Adam Smith avait tort », puis en quoi l’application de la théorie des jeux à l’économie nous permet de critiquer une part du discours néolibéral qui plaide souvent pour le retrait presque total de l’État dans l’économie, au nom de la prétendue efficacité intrinsèque du marché.
Bien entendu, Hollywood a probablement dramatisé la portée critique de la théorie de Nash envers l’œuvre de Smith, père du fameux modèle de l’offre et de la demande. Nash ne vient qu’ajouter un bémol aux travaux de ce dernier. Toutefois, si ce n’est pas la réfutation totale que semble annoncer le film, la théorie des jeux vient tout de même contester l’une des grandes conclusions du modèle de Smith : l’équilibre de marché.
L’équilibre de marché et la main invisible de Smith
Pour Smith, les prix et les quantités produites par les entreprises sont déterminés par le point où se rencontrent l’offre des entreprises et la demande des consommateur∙trice∙s. Ce point précis, c’est l’équilibre de marché. Selon ce modèle, la concurrence parfaite, entendue comme la compétition entre une multitude d’entreprises, les pousse nécessairement à entrer dans une guerre de prix, et ce, jusqu’à ce que ces entreprises satisfassent la demande à un prix qui se rapproche de leur coût de production. Un peu comme si une main invisible régulait et organisait les marchés. La libre concurrence amènerait donc les entreprises à produire à un taux de profit qui se rapproche de zéro, et ce, au grand bénéfice des consommateur∙trice∙s.
Voilà pourquoi l’équilibre de marché chez Smith rime avec intérêt social, une conclusion qui, encore aujourd’hui, sert d’argument fort pour les politicien∙ne∙s et économistes partisans du retrait de l’État et du « laisser-aller » économique qui, à l’heure actuelle, se retrouve souvent dans le discours néolibéral ambiant.
La riposte de Nash : La main invisible n’est pas infaillible.
Bien que John Forbes Nash ne fût pas reconnu pour sa prise de position politique, sa théorie des jeux offre la base d’un argument fort afin de justifier l’importance de l’intervention ponctuelle et systématique de l’État dans l’économie, en tant que régulateur des marchés.
Effectivement, la théorie des jeux appliquée à l’économie nous permet d’affirmer que, contrairement à ce qu’avançait Smith, la production et les prix des entreprises ne sont pas purement et toujours fixés par la main invisible inhérente au libre marché. En fait, les entreprises, qui essaient rationnellement de maximiser leur profit, vont souvent se comporter comme si celles-ci jouaient à un jeu (oui, un jeu).
Chaque joueur∙euse, ici l’entreprise, décide de la stratégie à adopter, sachant ce que les autres peuvent faire et essayant de prévoir ce qu’ils feront. Imaginez-vous une partie d’échecs où chaque joueur∙euse a une variété de coups à sa disposition. Un∙e joueur∙euse rationnel∙elle, qui souhaite gagner, va choisir un coup en évaluant les possibilités de son adversaire et en anticipant le coup que ce dernier risque de jouer en réponse au sien. Notez que le jeu d’échecs est un exemple de jeu bien précis et que l’une des grandes forces de la théorie des jeux, c’est de couvrir l’ensemble des jeux possibles. (Si vous souhaitez plus de détails sur la variété de jeux et sur la théorie des jeux en général, je vous suggère cet article de Thierry Pénard de l’université de Rennes (https://perso.univ-rennes1.fr/thierry.penard/biblio/manueljeux.pdf)
Avant de poursuivre, il est important de noter que la plus grande contribution de Nash est surtout d’avoir introduit le concept d’équilibre de Nash, qui survient lorsque les choix faits par les joueur∙euse∙s se stabilisent car chacun∙e, connaissant l’éventail de possibilités des autres, sait qu’il∙elle ne peut modifier sa stratégie sans se nuire personnellement. Notons toutefois que l’équilibre de Nash n’est pas toujours la meilleure option pour maximiser l’intérêt des entreprises! L’option optimale, appelée l’équilibre en stratégie dominante, peut toutefois être atteinte si les entreprises se concertent entre elles, comme dans les cas de collusion. Dans ce qui suit, nous aborderons des exemples concrets de cas où les marchés semblent suivre le modèle de la théorie des jeux et où les prix et les quantités se stabilisent.
La théorie des jeux en application, analyses de cas et conclusions politiques.
Voici deux exemples de cas semi-fictifs où les marchés ne se comportent pas comme le prédit le modèle de Smith, mais plutôt comme le prédit la théorie des jeux de Nash et ce, au détriment de l’intérêt des consommateur∙trice∙s. Ce sont des exemples simples qui démontrent que le marché, livré à lui-même, peut ne pas fonctionner de façon optimale.
– Chacune des entreprises de déneigement de l’ile de Montréal sait qu’elles offrent toutes un produit similaire et qu’elles ne peuvent donc se concurrencer que sur les prix. Au lieu d’entrer dans une guerre de prix comme le suppose le modèle de Smith, les entreprises réalisent qu’elles ont toutes la même stratégie dominante, c’est-à-dire de s’accorder des territoires respectifs où chacune pourra gonfler ses prix afin d’augmenter ses profits. La théorie des jeux nous permet donc de voir comment, dans certaines situations et surtout sans encadrement légal, les entreprises vont avoir tendance à former des cartels pour maximiser leur intérêt plutôt qu’à se faire une véritable concurrence.
– Les entreprises de télécommunications au Canada refusent de s’engager dans une guerre de prix pour leurs forfaits cellulaires, car elles savent qu’aucune d’entre elles n’a avantage à baisser ses prix sans se nuire à court terme. En effet, ces entreprises ont approximativement toutes les mêmes coûts de production, ainsi, aucune d’entre elles n’aurait un avantage concurrentiel dans une guerre de prix. Le résultat net : malgré la présence d’une certaine concurrence et sans même qu’il y ait eu de collusion ou de cartel, les prix des forfaits cellulaires se stabilisent à un équilibre de Nash et demeurent anormalement élevés.
Ainsi, le cadre d’analyse stratégique que nous offre Nash permet d’établir, et même parfois d’anticiper, un comportement stratégique chez les entreprises, comportement qui maximise leur profit, et ce au détriment de l’intérêt des consommateur∙trice∙s. Voilà donc pourquoi, dans l’intérêt de la société, l’État devrait parfois utiliser son autorité et son pouvoir pour surveiller les marchés et intervenir au besoin, par exemple en imposant des lois anticartels ou en menaçant d’imposer un prix plafond aux entreprises de télécommunications canadiennes. Les possibilités d’intervention de l’État sont nombreuses et les moyens pour modifier le « jeu » entre les entreprises sont tout aussi divers. Le prix Nobel d’économie 2014 a d’ailleurs été décerné à l’économiste Jean Tirole pour ses travaux ayant pour cadre la théorie des jeux et qui abordent l’importance de l’intervention ponctuelle et adaptée de l’État dans les différents secteurs de l’industrie. (Pour les curieux∙euses, voici un chouette article de vulgarisation des travaux de Tirole écrit par Charles Wyplosz, professeur d’économie pour le journal Le Figaro)
Pour conclure, bien que Nash nous offre un argument fort contre la politique du «laissez-faire» et le modèle classique d’Adam Smith, il est important de noter que la théorie des jeux appliquée à l’économie n’est malheureusement pas parfaite. En effet, l’expérience nous montre que celle-ci ne nous permet pas de toujours prédire avec exactitude l’équilibre de marché. Pourquoi? Simplement parce qu’il devient de plus en plus complexe d’intégrer des paramètres difficilement calculables dans un calcul d’optimisation de la théorie des jeux. En d’autres mots, nous vivons dans un monde très complexe. Les différentes variables associées aux consommateur∙trice∙s et aux entreprises sont extrêmement nombreuses et difficiles à identifier. La théorie des jeux doit donc composer avec des impondérables ce qui, en pratique, nuit grandement à son pouvoir prédictif. Pour reprendre l’exemple du jeu d’échecs, à cause du nombre et de la complexité des différentes variables qui déterminent le comportement des joueur∙euse∙s, il est impossible pour la théorie des jeux de déterminer la stratégie optimale pour gagner n’importe quelle partie d’échecs. Le problème de la complexité n’affecte pas uniquement la théorie des jeux, il s’agit d’un problème fondamental en économie qui cause des maux de tête aux économistes depuis bien longtemps.