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L’extrême centre mou

28 septembre 2017

  • AD
    Alain Deneault

Médiocrates et médiacrates évoluent sur un régime d’entendement si spécifique qu’il ne permet plus la communication. Si encore nos critiques restaient seulement hors de leur portée, mais au contraire, en les récupérant ceux-ci en font-ils désormais la pâte de leur idéologie. C’est ainsi que se sont dits récemment d’« extrême centre », le plus sérieusement du monde, François Legault, chef d’un parti bleu dépourvu d’imagination politique, lui qui est presque exclusivement dédié au conservatisme moral et à la déréglementation économique, Carlos Leitao, froid ministre des Finances, de même que Charles Grandmont, rédacteur-en-chef du magazine L’Actualité, à l’emploi donc d’Alexandre Taillefer, investisseur en quête de notoriété.

« Extrême centre »… Comment ces gens arrivent-ils à prendre cette attribution autrement que comme une critique ? Que se passe-t-il dans leur esprit pour qu’ils en viennent à tordre dans ce contexte l’épithète « extrême » de façon à en faire sortir un couac ! mélioratif ? Jamais ne s’est-on référé à cette expression autrement que pour stigmatiser le côté buté et navrant d’une pensée politique incapable de sortir des fétiches du prétendu gros bon sens. Pourquoi ? Non pas parce que la qualification d’extrême est en elle-même morale, mais en ce qu’appliquée à autre chose qu’à la gauche et à la droite, elle ne peut plus strictement passer pour seulement descriptive. Apposé aux référents gauche et droite, l’extrême renvoie nécessairement aux pôles mêmes de l’axe gauche-droite. À ces antipodes, l’épithète extrême suggère qu’on ne peut pas accentuer davantage la radicalité des positionnements. Ainsi, l’extrême gauche dénote un parti pris radical, notamment sur un plan économique et institutionnel, par l’intention, par exemple, de nationaliser le capital industriel et financier et de modifier en profondeur des rapports des citoyens aux modalités de production, s’il ne s’agit pas, selon une autre variante, de militer pour la démocratie directe et l’instauration à grande échelle de modes d’organisation horizontaux tels que celui des coopératives. À droite, il s’agira de restaurer des idéologies racistes et rigoureusement hiérarchiques en tablant sur la pureté des références et l’exclusion, voire l’extermination de qui n’en convient pas.

Appliqué au centre, l’extrémisme acquiert soudainement quelque chose de lamentable. Pas plus qu’une boisson ne peut se servir « extrêmement tiède », le centre en politique ne peut se présenter autrement que comme un équilibre vacillant entre des forces résolues. Surtout, cette posture du compromis repose rarement sur ses propres ressorts, sur une volonté farouche, sur le fait de résolutions tranchantes. Il s’agit plutôt d’un centre de circonstance, et surtout pas une prétention, qui serait du reste présomptueuse, à planter un marqueur que l’on présentera comme le lieu où la raison politique trouve son ancrage juste. Plutôt, le centre se laisse balloter dans l’histoire au gré de l’évolution des antagonismes, toujours prêt à jouer les traits d’union, souvent par absence d’engagement, voire par faiblesse d’esprit. Ainsi, le centre évolue au gré de la façon dont tout l’axe gauche-droite lui-même change. Par exemple, le programme du Conseil de la résistance soutenu par Charles de Gaulle au sortir de la Deuxième Guerre mondiale passerait aujourd’hui pour un programme radicalement de gauche alors qu’il ne se présentait en rien ainsi à l’époque. Le centre est continuellement à la merci de ces déplacements de l’axe de référence lui-même.

Ainsi, une fois qualifié d’« extrême », ce centre devient ubuesque. Il ne voit plus que lui-même et perd toute culture des courants de pensée auxquels il emprunte ses positions et se présente comme un médiateur. L’adjectif « extrême », dans ce contexte, acquiert une signification tout autre : loin de renvoyer à un positionnement sur l’axe politique, il témoigne d’une volonté abusive de faire passer pour « centristes » des positions en réalité extrémistes. Le programme détaillé à l’occasion des trois récents coming out d’« extrême centre » au Québec, tout comme au Canada celui d’un Trudeau, en Allemagne la politique de la grande coalition au pouvoir il y a peu ou en France les propositions du Président Emmanuel Macron, ne sont rien de moins qu’une déclinaison de la feuille de route prescrite par les pouvoirs oligarchiques de l’époque, emballés ensuite dans des éléments de langage de circonstances tels que ceux de « compromis », « juste équilibre », « pragmatisme », « objectivité », « factualité », « pondération », voire « vérité ». Le programme en cause restera inique socialement, destructeur écologiquement, patriarcal institutionnellement et impérialiste géopolitiquement : toujours plus de bénéfices pour les entreprises, toujours plus de dividendes pour les actionnaires, toujours plus d’accès aux paradis fiscaux, moins de droits pour les travailleurs et travailleuses, moins de fonds pour les services publics.

Cette position présentée abusivement comme « centriste » peut aussi passer pour « extrême » à un second titre : moral. L’extrême centre est intolérant à tout ce qui n’est pas lui. N’ont droit de cité que les discours se conformant à sa minimale grammaire. Médiacrates et médiocrates feront vite de taxer de rêveuse, paranoïaque, radicale, démagogue ou folle toute réflexion ne s’inscrivant pas d’office dans son cadre étriqué. Ainsi, il ne s’agit plus pour cette forme violente et intransigeante de l’extrémisme de situer quelque part sur l’axe gauche-droite le curseur, mais de supprimer celui-ci pour s’ériger comme seule source de parole possible.

Bien entendu, nos auteurs de professions de foi extrême-centristes ne sont pas explicitement aussi conséquents et ne sont peut-être pas même conscients de la bêtise qu’ils commettent à s’attribuant à la légère une terminologie aussi lourde de sens. Lorsque Messieurs Legault, Leitao et Grandmont, avec la finesse d’esprit qu’on leur connaît, se disent ainsi d’« extrême centre », ils n’ont intellectuellement de souffle pour soutenir leur prétention que le temps deux ou trois phrases tendant à la synthèse, ou plutôt la quadrature du cercle entre des positions résolument contradictoires. Dans la confusion la plus complaisante, ou à des fins électorales selon les rôles, on dira accueillir comme allant de soi des positions antagoniques, ou encore militer pour des choix fiscaux et politiques qui empêchent notoirement le financement de programmes sociaux et de services publics en lesquels on prétend encore croire… Ce centre dit extrême se révèle en réalité le centre mou de la pensée politique, s’il ne s’agit pas d’y voir plus lucidement une suite d’opérations de relations publiques à des fins électorales ou idéologique dans le cadre de quoi rien n’est mis en foyer et où l’inconséquence règne.

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