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Économie 101: qu’est-ce que l’assouplissement quantitatif?

11 mai 2020


Depuis le début de la crise actuelle, le gouvernement fédéral a annoncé une série d’interventions extrêmement musclées pour pallier les conséquences économiques du confinement. Jusqu’à maintenant, Ottawa a dépensé plus de 200 milliards de dollars, soit plus de 10% du PIB canadien, en à peine plus d’un mois et rien n’indique que les dépenses vont ralentir. Le gouvernement fédéral se dirige vers un déficit littéralement monstrueux pour 2020. Cela veut-il dire que les contribuables devront payer la note? Pas exactement.

D’abord, a-t-on vraiment le choix?

Le ralentissement dû à la COVID-19 est en train de plonger l’économie mondiale dans une récession comme on n’en a jamais vu depuis des décennies. Dans un tel contexte, il est typique qu’une spirale déflationniste apparaisse, c’est-à-dire un cercle vicieux où un recul économique se renforce lui-même: la chute de la consommation et des investissements mène à un fort taux de chômage et à un gel du crédit, ce qui fait encore davantage chuter la consommation et ainsi de suite. Face à un tel assèchement de l’activité économique, on considère généralement que le rôle de l’État est de prendre le relais en soutenant massivement l’économie : aide aux chômeuses et chômeurs, aux PME, à certaines industries (tourisme, restauration, transport, finance, énergie, etc.), transferts aux provinces, etc. Tout cela représente des milliards de dollars de dépenses supplémentaires par semaine.

Sans ce soutien, la crise actuelle pourrait avoir des conséquences encore plus catastrophiques que ce que l’on voit actuellement. On n’a qu’à imaginer ces millions de chômeurs laissés à eux-mêmes, qui ne peuvent littéralement plus consommer ni payer leur loyer, aux commerces qui ferment sans aucun espoir de rouvrir, à des secteurs qui pourraient pratiquement disparaître (tourisme, transport aérien, etc.). L’économie pourrait s’écrouler comme un château de cartes dans une tornade, entraînant des conséquences sociales irrémédiables (pauvreté extrême, criminalité, malnutrition, etc.)

L’intervention publique permet d’introduire de la liquidité dans l’économie et d’assurer un minimum d’activité. Vu l’ampleur de la crise toutefois, l’État se trouve à débourser des montants astronomiques et inédits depuis au moins la Deuxième Guerre mondiale.

L’assouplissement quantitatif

Pour financer ces mesures, l’État canadien a recours à une politique relativement nouvelle au Canada : l’assouplissement quantitatif ou AQ, aussi appelé « allègement quantitatif » par certains. Ce terme étrange renvoie à une alliance entre le gouvernement canadien et la banque centrale. À titre de gardienne de la monnaie, lorsque la banque centrale pratique l’AQ, elle crée de l’argent et achète des obligations et autres titres de l’État, ce qui donne au gouvernement des liquidités pour financer le plan de sauvetage de l’économie.

Comment créer ainsi de l’argent? Pour vous et moi, c’est impossible. Mais pour la Banque du Canada, rien de plus facile : elle n’a qu’à inscrire le nombre de dollars souhaités sur une grille Excel, et pouf! L’argent apparaît! Elle peut ensuite utiliser cet argent pour acheter les obligations du Canada. Comme la banque centrale est une institution de l’État, lorsqu’elle prête de l’argent au gouvernement, cela revient essentiellement à une opération comptable entre les différentes composantes du grand ensemble des finances publiques. Certes, le déficit augmente dans le budget du gouvernement, mais c’est une dette qu’il se doit à lui-même, en quelque sorte. Ainsi présentée, la capacité d’emprunter ne constitue plus une limite à la capacité de l’État de dépenser. Le déficit budgétaire lui-même devient moins préoccupant. L’État par ailleurs ne peut pas non plus faire faillite, puisqu’il peut toujours créer plus d’argent pour rembourser ses emprunts, qu’il doit à lui-même.

Oui, il y a quelques simplifications dans le paragraphe précédent. Et on pourra apporter certaines nuances et limites dans ce qui suit. Mais retenons que tout l’esprit de l’assouplissement quantitatif s’y trouve. C’est bel et bien de ces principes tout simples – et tout à fait opposés au dogme du déficit zéro que l’on impose depuis le milieu des années 90 – que s’inspirent désormais les autorités au Canada et ailleurs lorsqu’elles recourent à cette méthode non orthodoxe pour soutenir l’économie.

Des précédents importants

À travers le monde, l’allègement quantitatif est une pratique relativement récente, mais pas inédite. Le Japon effectue ce genre d’opérations financières depuis 2001 et les États-Unis y ont eu recours massivement à partir de la récession de 2008. Même la Banque centrale européenne (BCE) l’a fait en 2015, malgré des lois qui interdisent le financement direct des dettes étatiques par la BCE. Depuis le début de la crise, la plupart des États développés utilisent une variante ou une autre de l’allègement quantitatif.

Souvent, comme aux États-Unis, la banque centrale ne se contente pas de financer des emprunts étatiques. Elle s’engage dans des stratégies plus agressives encore d’achats de produits financiers pour stimuler l’économie. Elle se porte alors acquéreuse d’actions de firmes privées, de titres sur des emprunts corporatifs, de titres hypothécaires, de dettes municipales, etc. Chaque fois, l’idée est de soutenir les marchés financiers par des liquidités massives. Dotés de ces liquidités, les agents économiques que sont les banques, les entreprises, les gouvernements ou même les ménages maintiennent l’économie « en vie » et empêchent ce faisant une déflation des prix (une diminution des prix par la baisse de la demande) et une panique boursière généralisée (qui contribuerait à faire plonger l’économie dans une récession plus profonde encore).

Au Canada, la banque centrale pourrait poursuivre une voie semblable en achetant des bons du Trésor des provinces, des hypothèques détenues par des banques et possiblement d’autres produits financiers.

Jusqu’où peut-on pousser l’« AQ » ?

Au moment d’écrire ces lignes, l’assouplissement quantitatif semble fonctionner au Canada. Malgré un chômage qui explose comme jamais, les marchés financiers se sont stabilisés et ont repris du poil de la bête. Par ailleurs, des économistes progressistes soulignent que l’AQ pourrait permettre d’éviter que le gouvernement ne se lance dans des plans d’austérité pour rééquilibrer hâtivement l’équilibre budgétaire alors que l’économie est toujours en crise. C’est ce qui s’est produit après la crise de 2008. Dans un monde idéal, la Banque centrale pourrait ainsi attendre une reprise solide de la croissance et à ce moment entreprendre de nettoyer sa feuille comptable en revendant lentement et sagement tous ces bons du Trésor, hypothèques et actions qu’elle a achetés en temps de crise.

Mais est-ce vraiment si simple ? Il n’y a pas si longtemps, l’idée de créer autant d’argent à partir du vide pour l’injecter massivement dans l’économie aurait soulevé un tollé chez la majorité des économistes. Il y a bien sûr quelque chose de troublant lorsqu’on pense à cette création « facile » et « gratuite » d’argent qui est distribué à coups de centaines, voire de milliers et de milliards de dollars.

Certains évoquent les risques d’inflation. En effet, est-ce que tout cet argent qui circule ne risque pas de se traduire par de l’hyperinflation, soit une très forte augmentation des prix ? Or, les expériences récentes au Japon et aux États-Unis montrent que l’AQ ne mène pas forcément à une poussée inflationniste. Par ailleurs, si un pays, seul, se lançait dans l’AQ, il pourrait voir la valeur de sa monnaie baisser par rapport aux devises étrangères, mais présentement, ce n’est pas le cas : presque tous les pays développés du monde pratiquent l’AQ d’une façon ou d’une autre, donc c’est là un danger peu probable.

L’AQ peut-il alimenter la spéculation financière ?

Il est néanmoins pertinent de se questionner vis-à-vis de ces mesures drastiques, radicales et improvisées.

Notons que la crise économique à venir n’est pas simplement une conséquence de la crise de la COVID-19. Elle est le résultat inévitable de contradictions profondes au sein de l’économie mondiale. Ces contradictions ont régulièrement mené à des crises de plus en plus sévères comme celles de 1999 et de 2008. Chacune de ces crises s’est déclenchée au sein de la sphère financière, où les marchés s’étaient lancés dans des pratiques spéculatives débridées qui ont provoqué la formation d’une « bulle ». Une bulle spéculative constitue un phénomène typique de la finance, où les marchés voient leurs cours grimper en flèche à un point tel que les prix des produits financiers ne correspondent plus aux biens auxquels ils se rapportent dans l’économie dite « réelle », celle où se transitent des biens et services et non simplement des coupons financiers. Les bulles spéculatives peuvent entraîner les prix des produits financiers vers le ciel, mais elles finissent habituellement par éclater dans des moments de panique généralisée comme celle survenue en 2008.

En 1999, et surtout en 2008, la réponse de l’État américain à la récession aura été d’injecter à l’aide de l’AQ des milliers de milliards de dollars de liquidités dans l’économie, afin d’une part de stopper la chute des marchés, et d’autre part de redémarrer la machine productive. Chacune de ces interventions a fonctionné dans la mesure où elles ont permis d’éviter un anéantissement des marchés. Par contre, en choisissant cette avenue, la structure financière défaillante ayant mené à la crise a été laissée à peu près intacte. Pire, les investisseurs, sentant qu’ils sont soutenus coûte que coûte par la Banque centrale, se lancent dans des aventures spéculatives de plus en plus insensées, menaçant chaque fois de faire s’écrouler la finance au complet et d’emporter l’économie réelle avec elle.

Les cours des titres échangés sur les marchés financiers ont connu d’importantes baisses lorsque l’économie mondiale a été mise en pause dans les derniers mois et que des millions de travailleurs et de travailleuses ont perdu leur emploi. Or, ils connaissent une spectaculaire remontée depuis que les banques centrales leur fournissent des liquidités qui, grâce à l’AQ, apparaissent infinies.

L’AQ, aboutissement naturel des politiques néolibérales ?

Vu sous cet angle, l’AQ devient un élément clé du régime néolibéral : il alimente via les banques centrales une gigantesque bulle spéculative qui englobe l’économie mondiale dans son entièreté. Ce qui est nouveau, c’est que la bulle est désormais soutenue directement par la monnaie. Cela revient à déposer sur les épaules de la monnaie toutes les contradictions sociales et économiques qui ont mené à des crises répétées, en se disant que lesdites épaules seront assez solides pour soutenir tout ce poids. Or, la monnaie est un lien social fondamental dans une économie marchande et il devrait être conséquemment protégé des facteurs qui menacent la stabilité économique. Jusqu’à quel point peut-on enrayer des problèmes sociaux en créant des chiffres dans des ordinateurs?

En somme, il est actuellement impensable de ne pas utiliser l’assouplissement quantitatif pour éviter un effondrement économique catastrophique qui engendrerait encore plus de souffrances que celles qu’on observe partout sur terre actuellement. L’AQ pourrait nous permettre par ailleurs d’éviter la cage de fer de l’austérité que l’establishment néolibéral voudra tôt ou tard imposer aux populations. Mais cet outil financier que manipule maintenant la Banque du Canada s’accompagne de risques importants qu’il ne faut pas prendre à la légère. Et pour cause : il s’agit d’une politique radicale dont les conséquences sont largement imprévisibles, en plus d’être un moyen de perpétuer un système malsain et instable.

L’époque dans laquelle nous nous engageons est incertaine et la sphère de la finance n’échappera pas aux perturbations à venir. C’est pourquoi il faudra demeurer extrêmement vigilant.

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