Des leçons à tirer de la vente d’Element AI
8 Décembre 2020
La vente d’Element AI, une start-up développant des produits informatiques basés sur l’intelligence artificielle (IA), a suscité de vives réactions. D’un côté, on s’est réjoui d’une acquisition qui signifierait que le secteur économique de l’intelligence artificielle à Montréal se démarque au niveau international. Montréal serait bel et bien un terreau fertile pour les entreprises en IA. De l’autre, on a déploré la perte de plus de 80 brevets et de l’expertise développée grâce à d’importants investissements publics fédéraux et provinciaux. Alors, faut-il se réjouir de l’acquisition de cette entreprise québécoise en IA ou doit-on au contraire déplorer son appropriation par des intérêts étasuniens?
Cette question est trompeuse, car elle fait fi des dynamiques de valorisation propres à l’économie du numérique. Elle laisse croire que cette acquisition était une surprise. Or, les fusions-acquisitions des entreprises en démarrage (startups) sont au fondement de l’économie numérique. Pour les géants du numérique, l’achat de ces jeunes pousses est en effet essentiel pour garantir leur positionnement stratégique et leur expansion dans un marché qui repose sur l’innovation. Pour les entrepreneurs, et surtout pour les investisseurs en capital de risque qui les secondent, l’objectif est de croître très rapidement pour garantir un retour sur investissement.
Faire un plan d’affaire pour une jeune entreprise en IA implique en d’autres mots de planifier une « sortie » payante. Les fins les plus probables sont donc l’acquisition par une multinationale ou, au contraire, la faillite. Dans le cas d’Element AI, les spécialistes du milieu évaluent que l’acquisition les aura sauvés in extremis de cette option malheureuse. En revanche, cette sortie n’aura généré que peu de gains pour le gouvernement du Québec et la Caisse de Dépôt qui avaient misé fort sur une entreprise qu’on a prise à tort pour un fleuron économique, mais ils auront évité in extremis la débâcle vers laquelle elle se dirigeait.
Les sommes accordées à Element AI ne forment cependant qu’une infime partie des investissements publics destinés au secteur de l’IA. Aux cours des cinq dernières années, le gouvernement du Québec a mis sur pied un régime de soutien généreux qui assure un environnement propice à l’essor des jeunes pousses. Transfert des connaissances, formations, subventions à la recherche et au développement, création d’un nombre impressionnant d’organismes de soutien aux entreprises en démarrage (plus de 30 à Montréal!), participation au capital de risque : la liste des endroits où se dirige l’aide gouvernementale est longue. Mais ces investissements reposent sur une promesse que les jeunes entreprises ne peuvent tenir. Elles ne peuvent pas, à long terme, promettre de participer à l’économie locale.
Pourquoi? Le secteur du numérique est régi par le principe du « gagnant rafle tout ». En procédant à des fusions-acquisitions, quelques méga-entreprises atteindront une masse critique qui leur permettra d’éclipser la concurrence. L’objectif principal des jeunes pousses n’est donc pas de se positionner comme concurrentes, mais de développer un produit ou des connaissances qui intéresseront ces grands joueurs.
En développant une expertise hyperspécialisée et en soutenant la multiplication des entreprises en IA, le gouvernement participe indirectement à soutenir quelques investisseurs et de grandes entreprises de la Silicon Valley. La solution retenue par le ministre Fitzgibbon, soit celle d’investir davantage dans la commercialisation et le développement de marché, n’y changera rien. Ce n’est pas parce qu’une entreprise en IA anticipe un succès commercial qu’elle ne sera pas convoitée par des corporations étasuniennes, bien au contraire. Dans ce contexte, croire qu’une économie locale de l’intelligence artificielle est possible et qu’il faut continuer à y injecter de l’argent public relève soit de l’ignorance, soit de l’aveuglement volontaire. Dès lors, la question qui devrait animer le débat sur le rachat d’Element AI serait plutôt : faut-il que le Québec se félicite de participer à enrichir les géants de l’économie numérique?
Ce billet a également été publié dans l’édition du 9 décembre 2020 du Devoir.