Les décrets de convention collective : une forme méconnue – et menacée – de protection des travailleuses et travailleurs
6 novembre 2025
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Le 23 septembre dernier, Québec solidaire exposait publiquement un document interne qu’avait laissé filtrer quelqu’un du ministère du Travail. On y apprenait les détails du projet de réforme que le gouvernement souhaite imposer aux syndicats sur la gestion des cotisations syndicales. Cette fuite a immédiatement soulevé les passions syndicales et motivé le ministre à lancer une enquête interne. Cependant, une autre section du document divulgué révélait un projet de réforme législatif qui s’avère tout aussi inquiétant et concret pour près de 90 000 travailleuses et travailleurs parmi les plus précaires : l’abolition de la Loi sur les décrets de convention collective (LDCC) qui les protègent.
Qu’est-ce que la Loi sur les décrets de convention collective ?
Adoptée en 1934, la Loi sur les décrets de convention collective permet au ministre du Travail d’étendre à l’ensemble d’un secteur d’activités, dans une région donnée, certaines conditions de travail qui ont été négociées par un syndicat et un employeur représentatifs. Un décret vient en quelque sorte déterminer des normes du travail minimales propre à un secteur et met en place un Comité paritaire, un organisme auto-financé et indépendant qui est chargé de la mise en œuvre des décrets.
Dès sa création, cette loi avait un double objectif qui demeure toujours pertinent aujourd’hui. D’une part, elle vise à permettre une protection collective et une amélioration des droits au travail dans des secteurs qui peuvent difficilement être syndiqués étant donné le nombre élevé de petites entreprises instables et le fort taux de roulement du personnel. L’avantage d’un décret est qu’il permet d’adapter les normes minimales de travail à la réalité économique et concurrentielle propre à chaque industrie. Il permet également d’assurer une concurrence saine entre les entreprises du secteur en uniformisant les conditions de travail et en réduisant le travail non déclaré, ce qui favorise une compétition sur la productivité et la qualité plutôt qu’une course à la baisse des coûts de la main-d’œuvre.
À la fin des années 1950, on retrouvait plus de 150 décrets à travers le Québec dont les plus importants étaient dans le secteur du vêtement. Rappelons que le Québec était un pôle important de l’industrie nord-américaine du prêt-à-porter avec près de 2000 entreprises et plus de 75 0000 employé·e·s jusqu’au début des années 1990. 19 décrets régissaient aussi le secteur de la construction jusqu’en 1968, soit avant la réforme du secteur qui leur offrira une réelle négociation sectorielle avec la loi R20. Avec l’accélération de la mondialisation à la fin des années 1990, plusieurs décrets dans le secteur industriel seront abolis comme ceux dans les domaines de la couture et de l’industrie du meuble.
Aujourd’hui, il reste 15 décrets qui protègent environ 90 000 travailleuses et travailleurs dans des secteurs principalement associés aux services.
La dynamique syndicale est différente d’un secteur à l’autre. Dans le secteur des agences de sécurité, on retrouve au sein du comité paritaire un seul syndicat qui représente 13 000 employé·e·s (60% du total) présents dans 15 grandes entreprises (7% des employeurs). Dans le secteur des services automobiles, plusieurs syndicats représentant moins de 10 % de la main-d’œuvre siègent aux comités partiaires en face d’une multitude d’associations d’employeurs. Chez les éboueurs, c’est environ 25% des travailleurs couverts qui sont syndiqués.
Une protection au-delà des normes minimales du travail
Bien que les décrets n’offrent pas une forme directe de négociation collective des conditions de travail, ils permettent d’appliquer dans un secteur des conditions de travail bonifiées par rapport aux normes minimales. Par exemple, les quelque 25 000 travailleuses et travailleurs du secteur de l’entretien ménager sont protégé·e·s par un salaire minimum de 21,57 $ de l’heure, ce qui représente une amélioration de 34 % par rapport au salaire minimum général de 16,10 $. Le décret dans ce secteur prévoit également un régime enregistré d’épargne-retraite collectif. Les promoteurs de l’abolition de la LDCC proposent en guise de compensation que le gouvernement maintienne par règlement un taux de salaire minimum différent pour les secteurs actuellement touchés par les décrets comme il l’avait fait pour le secteur de la couture en 1999. Or, il faut rappeler que ce salaire minimum particulier s’était rapidement dégradé pour rejoindre le niveau général à peine 8 ans plus tard.
Évidemment, ce ne sont pas tous les employé·e·s qui verraient leur salaire baisser de 34 % avec l’abolition des décrets. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre pour certains métiers, plusieurs salaires se maintiendraient proches des niveaux décrétés. Cependant, une analyse conservatrice de l’effet à moyen terme laisse présager une diminution significative de la rémunération, particulièrement dans les secteurs qui demandent le moins de formation ou qui regroupent une forte proportion de personnes issues de l’immigration récente (notamment l’entretien ménager, la signalisation, la sécurité et l’enlèvement des déchets). Selon notre évaluation des données statistiques des secteurs couverts, l’effet conjoint d’une diminution de salaire pour les non-syndiqué·e·s et de l’augmentation du travail non déclaré risque d’entraîner une perte de 6 % de la masse salariale totale des secteurs visés. C’est 205 millions de dollars dans les poches des employés. Cette diminution de revenus conjuguée à l’augmentation de la fraude provoquerait un manque à gagner de 90 M$ pour les gouvernements.
L’autre avantage important des décrets est que les comités paritaires ont entre autres la mission de surveiller l’application des normes et la conformité des entreprises. Ils peuvent faire des inspections directement sur les lieux de travail et réclamer les feuilles de paye pour vérification. En se basant sur les données présentées dans les rapports annuels des comités paritaires, on constate que les 15 comités ont déclaré avoir fait au total 11 000 visites d’entreprises pendant l’année 2024[1]. C’est plus d’une inspection par employeur, soit plus de 8 fois la capacité totale de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) qui a effectué 37 674 interventions chez 288 000 employeurs cette année-là. Les responsables de l’inspection des comités connaissent bien leur secteur, la réalité des conditions de travail et les caractéristiques des employeurs. Cette proximité permet non seulement d’assurer l’application des normes, mais aussi souvent de débusquer les entreprises qui œuvrent sous la table.
L’abolition des décrets et de leurs comités paritaires signifierait que les employé·e·s de ces secteurs n’auraient pour seul chien de garde de leurs conditions de travail que la CNESST. Cette dernière, responsable de l’application de plusieurs lois du travail, est déjà surchargée et n’arrive pas à respecter les délais raisonnables. En effet, la CNESST est le deuxième organisme gouvernemental à propos duquel le Protecteur du citoyen reçoit le plus de plaintes (1221 en 2024-2025) après le ministère de l’Emploi et de la Sécurité sociale (1520 plaintes), mais bien devant Revenu Québec qui en a reçu 602.
Dans un contexte où le gouvernement veut supprimer 250 postes (5% de l’effectif) à la CNESST, il serait dévastateur de se priver du travail des 60 inspectrices et inspecteurs œuvrant pour les comités paritaires.
La position des employeurs
Depuis près de 30 ans, certaines associations patronales, particulièrement la Fédération canadienne des entreprises indépendantes (FCEI), sont en croisade contre la LDCC. Les principales critiques de la FCEI portent sur le fardeau administratif imposé par la LDCC (cotisation patronale et obligations de rapportage) qui représenterait une facture de plus de 47 M$ pour les employeurs ainsi que sur des « problèmes de gouvernance » au sein des comités paritaires. Comme les employeurs représentés aux comités paritaires sont soit les entreprises syndiquées (souvent les plus gros joueurs de l’industrie) ou les associations sectorielles, les petites entreprises se sentent exclues des discussions. La FCEI dénonce aussi le fait que les décrets régionaux ne couvrent pas l’ensemble du territoire et que l’encadrement juridique de la LDCC n’offre pas de mécanisme de règlement des litiges hors des tribunaux.
Cela dit, plusieurs entreprises couvertes par les décrets perçoivent positivement la réglementation de leur secteur, qui permet notamment de diminuer la prolifération du travail au noir. À noter également que les critiques antérieures quant au manque de transparence des comités paritaires ont été abordées en 2022 par l’adoption du Règlement général visant à encadrer les règlements d’un comité paritaire, imposant à ceux-ci une obligation de publier des rapports annuels sur leur fonctionnement.
Une forme de représentation sectorielle qui doit être améliorée, pas éliminée
Plus de 90 ans après l’adoption de la LDCC, le débat doit porter sur son amélioration et non sur son élimination. En effet, dans un contexte où la syndicalisation par entreprise rend quasi impossible l’organisation dans certains secteurs où on retrouve une forte concurrence entre un grand nombre de petits employeurs instables, les décrets demeurent la meilleure alternative pour assurer une forme de représentation collective au niveau sectoriel. Cette solution imparfaite, mais accessible devrait même être étendue à des secteurs aux conditions de travail précaires comme les résidences privées pour personnes âgées, les garderies et services éducatifs privés, le travail à la demande, la restauration, les soins personnels ou la vente au détail. Les avantages économiques et sociaux de la LDCC, tant pour l’État, les travailleuses et travailleurs que les employeurs, surpassent ses limites, et c’est dans cette optique que la prochaine réforme de cette loi devrait être abordée.
Photo: Buiobuione (Wikimedia Commons)
Faits saillants
- La Loi sur les décrets de convention collective permet d’offrir des conditions de travail supérieures au minimum général à près de 90 000 travailleuses et travailleurs.
- À moyen terme, l’abolition des décrets pourrait entraîner une diminution de salaire pouvant aller jusqu’à 30% pour ces travailleurs. On estime une perte de 205 M$ en revenu disponible.
- Cette baisse des salaires réduirait éventuellement les revenus fiscaux et viendrait augmenter les transferts représentant un manque à gagner de plus de 90 M$ pour les gouvernements. Sans compter l’augmentation du travail non déclaré.
- Mettre fin aux décrets éliminerait 60 inspecteurs et inspectrices du travail au même moment où la CNESST a annoncé devoir supprimer 250 postes, soit 5% de son effectif.