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Interdiction des signes religieux : quel consensus? (2e partie)

8 juin 2019


Dans l’espace politico-médiatique, tout le monde s’entend pour dire qu’il existe un consensus fort et sans équivoque en faveur de l’interdiction des signes religieux, à tout le moins chez les Québécois·e·s francophones. Tant des instituts de sondages que des journalistes et de nombreux chroniqueurs tirent tous cette même conclusion des sondages. Mais dès que l’on regarde les résultats de plus près, le consensus semble beaucoup moins important qu’on ne le croyait.

Le sondage de CROP

C’est un sondage CROP publié le 26 novembre qui a amené une majorité de médias à adopter l’idée que l’opinion publique était largement en faveur du projet de la CAQ. Le sondage, effectué du 14 au 16 novembre, indiquait que deux tiers (65 %) des gens appuyaient la proposition de la CAQ d’interdire les signes religieux visibles aux fonctionnaires en position d’autorité, tandis que moins de 28 % s’y opposaient. Mais l’appui populaire à la mesure de la CAQ s’effondrait lorsque les sondé·e·s étaient interrogé·e·s sur les conséquences de la loi, c’est-à-dire la mise à pied des fonctionnaires refusant de s’y soumettre. À peine une moitié (49 %) des Québécois·e·s appuyaient la loi après qu’on leur en ait rappelé les conséquences, et presque autant (42 %) s’opposaient à ce que des fonctionnaires soient renvoyé·e·s à cause de leurs croyances religieuses. À peu près un tiers de ce revirement d’opinion provenait de caquistes changeant d’avis.

Un sondage mené par Angus Reid en avril semble confirmer cette ambivalence dans l’opinion publique québécoise. Malgré un taux d’appui au PL21 à première vue imposant (65 %), 56 % de Québécois·e·s s’opposent à des congédiements, et ce même pour des employé·e·s qui défient la loi à répétition. Parmi ceux et celles qui appuient le PL21, 39 % disent que la conséquence devrait être au pire un avertissement ou un autre type de punition, mais pas un congédiement.

Comment se fait-il que tant de personnes appuient les interdictions de la CAQ, mais s’opposent à leur application? Questionné à propos de ces réponses paradoxales lors d’une entrevue à la radio de la CBC, le président de CROP, Alain Giguère, avait du mal à s’expliquer ce résultat. Bien que confiant en l’intégrité des résultats, Giguère affirma alors que le « très haut » niveau d’opposition aux mises à pied était le « point faible » du sondage. Avec une certaine réticence, il admit que le consensus sur l’enjeu des symboles religieux n’était peut-être pas si bien établi : « Si nous voyons plus de vraies personnes qui perdent leur emploi, je ne sais pas, peut-être que ça changera. » La forte opposition de la population aux mises à pied était, de l’avis de Giguère, le « résultat le plus surprenant » du sondage.

Pourtant, les sondages menés lors du débat sur la Charte des valeurs ont souvent révélé que l’opinion évoluait sur les questions de mise en œuvre d’une interdiction des signes religieux. Au cours de la période 2013-2014, le soutien à la Charte a oscillé entre 42 % et 51 %, tandis que l’approbation de l’interdiction des signes religieux avoisinait les 60 %. Cette adhésion s’est cependant dissoute au contact des réalités de la mise en œuvre de l’interdiction à large spectre du PQ, une solide majorité des répondants (55 % à 75 %, selon les sondages) s’opposant au licenciement d’employés au nom de la laïcité. Il n’est donc guère étonnant que Bernard Drainville, le ministre responsable du projet de charte, ait soigneusement évité de mentionner le mot « congédiement » dans ses commentaires aux médias de l’époque, même si la politique du PQ supposait manifestement que de nombreuses personnes perdraient leur emploi.

La surprise de M. Giguère est d’autant plus étonnante que le sondage CROP de l’époque avait enregistré des variations d’opinion similaires. En 2014, le vice-président de CROP, Youri Rivest, a reconnu qu’il y avait dans l’opinion publique « une sorte de tension » concernant les restrictions touchant les signes religieux, une tension qui se manifestait « quand on passe du symbolique au réel… quand on va congédier une infirmière, par exemple ».

Dans une chronique du Journal de Montréal en 2013, l’ancien premier ministre Jacques Parizeau soutenait que l’appui des Québécois·e·s à l’interdiction des signes religieux était large, mais superficiel, et fondé sur l’image stéréotypée de l’islam qui leur était présentée à la télévision et dans les journaux. « La réaction est évidente : on ne veut pas de ça ici! » Ce « réflexe initial » a toutefois fait place à la sympathie lorsque les Québécoises et les Québécois ont dû prendre acte des conséquences réelles que la Charte aurait pour les femmes musulmanes, a souligné M. Parizeau :

Les Québécois ne sont ni méchants ni vindicatifs. Lorsqu’on leur dit que certaines femmes pourraient perdre leur emploi parce qu’elles ne veulent pas renoncer à leur foulard pour des raisons religieuses, les trois quarts (si l’on en croit les sondages) disent « non, ce ne serait pas juste ».

Le risque que des licenciements motivés par des motifs religieux puissent susciter une vaste opposition semble être la principale raison pour laquelle le gouvernement de la CAQ a inclus une « clause de droits acquis » dans le projet de loi 21, soustrayant en partie les employés actuels de l’interdiction. Dès le départ, le gouvernement a hésité à appliquer son interdiction en congédiant les travailleurs récalcitrants. Legault s’est finalement prononcé en faveur de l’exemption pour éviter la création de martyrs dans la sphère publique. « À la tête du gouvernement, on craint l’apparition d’une “madame Lazhar” qui ferait la manchette pour protester contre son renvoi, fondé sur le port du voile – une allusion au film Monsieur Lazhar, sur un enseignant maghrébin nouvellement arrivé au Québec », a-t-on pu lire dans La Presse, après la fuite de la nouvelle de l’ajout d’une clause « grand-père ». Avec sa Charte 2.0, la CAQ semble déterminée à ne pas faire les mêmes erreurs que le PQ en 2014.

Le sondage de Vox Pop Labs

Trois jours après la publication du sondage CROP, Vox Pop Labs (l’institut de sondage chargé de la Boussole électorale de Radio-Canada) publiait son propre sondage sur les symboles religieux, à partir d’un bien plus grand échantillon et d’une méthodologie novatrice. Le sondage CROP, comme la plupart des sondages sur le sujet, avait demandé leur opinion aux répondant·e·s quant à l’interdiction des « signes religieux visibles » sans définir ce que ce terme veut dire. Mais Vox Pop Labs s’est rendu compte que l’appui aux interdictions de la CAQ était bien plus faible lorsqu’on demandait aux répondant·e·s leur avis sur des signes religieux précis plutôt que sur les signes religieux en général.

Le sondage Vox Pop Labs demandait si un signe religieux donné devrait être interdit pour les fonctionnaires en position d’autorité coercitive (juges, policiers, gardiens de prison, soit les « recommandations Bouchard-Taylor »), pour les personnes en position d’autorité plus les enseignant·e·s (soit les interdictions initialement proposées par la CAQ), ou pour le public plus généralement. S’éloignant encore plus des formules habituelles employées par les instituts de sondage, Vox Pop Labs proposait des pictogrammes pour représenter les signes religieux en question, plutôt que de simplement les nommer. Les sondeurs expliquèrent qu’ils étaient « insatisfaits des questions habituelles pour mesurer l’opinion publique sur les signes religieux. » :

Ces questions amalgament souvent tous les signes en une seule question du type : « Êtes-vous pour ou contre l’interdiction des signes religieux pour les enseignants? » Lorsque la question est posée de cette façon, il nous manque une information d’une très grande importance : nous ne savons pas ce que les gens ont en tête lorsqu’ils lisent « signes religieux ». S’imaginent-ils un voile intégral qui couvre le visage comme une burqa? Ou s’imaginent-ils plutôt un voile qui ne recouvre que les cheveux (hijab)? Il est tout à fait probable que la façon dont les gens interprètent les termes « signes religieux » influence leur réponse. Il y a aussi la possibilité que plusieurs y voient une référence à des signes religieux qui frappent plus l’imaginaire, tels qu’un niqab ou une burqa, et que cela augmente du même coup l’appui à une interdiction.

Le sondage Vox Pop Labs met ainsi au défi la méthodologie adoptée par CROP et beaucoup d’autres instituts de sondages, et ses résultats ont confirmé que l’appui populaire aux restrictions est hautement contingent aux types de signes religieux que les répondant·e·s ont à l’esprit. Vox Pop Labs a découvert que les Québécois·e·s étaient « catégoriques » dans leur appui à l’interdiction de la burqa et du niqab — que seule une poignée de musulmanes portent dans la province, dont aucune n’est professeure, ni policière, ni procureure, ni juge. Les sondé·e·s semblaient cependant bien moins convaincu·e·s de la sagesse d’interdire des couvre-chefs religieux plus communs, et les appuis chutaient considérablement quand il s’agit d’interdire les turbans, les hijabs et les kippas.

Au total, 55 % seulement des répondant·e·s étaient en faveur d’appliquer les restrictions Bouchard-Taylor à ces signes, un niveau étonnamment bas pour ce qui est considéré par les médias comme le strict minimum faisant consensus. Ces restrictions étendues aux enseignant·e·s n’ont qu’un appui de 41 %, ce qui signifie que 59 % des répondant·e·s s’opposent à un aspect ou un autre des interdictions de la CAQ. Vox Pop Labs a rapporté des différences « frappantes » selon les groupes d’âge, les restrictions Bouchard-Taylor ne recueillant que 43 % d’appui chez les jeunes (18-34 ans), et les interdictions de la CAQ « un maigre 26 %. » (Vox Pop Labs, 10 au 25 octobre)

D’autres sondages récents confirment que l’opinion publique est fortement contingente aux types de signes religieux que les répondant·e·s ont à l’esprit. Selon un sondage pancanadien effectué par l’Institut Angus Reid, 65 % des Québécois·e·s étaient en faveur des interdictions, et 28 % en opposition, des chiffres identiques à ceux de CROP. Mais dès que des signes précis étaient mentionnés, les opinions se mettaient à varier grandement selon le type de signe. Si 91 % étaient en faveur d’interdire burqas et niqabs, seulement 48 % à 57 % appuyaient l’interdiction des hijabs, turbans et kippas dans la fonction publique. L’opposition, quant à elle, allait de 45 % à 48 % selon le signe.

Ces résultats de sondage illustrent à quel point l’opinion d’une personne peut changer drastiquement lorsque la confusion entre les niqabs et les burqas et d’autres signes religieux est éliminée, et suggèrent qu’une partie de l’appui populaire aux interdictions de signes religieux est factice. Le consensus sur les interdictions de signes religieux est une distorsion de la réalité politique qui a atteint le statut de vérité incontestable.

Ce texte a été traduit de l’anglais par Johanne Heppell, Béranger Enselme et Paolo Miriello.

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