La communauté noire, actrice oubliée des luttes ouvrières au Québec
29 février 2024
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À l’été 1961, on pouvait entendre sur les ondes de Radio-Canada la parole de penseurs et penseuses malgaches, haïtiens, sénégalais ou martiniquais affiliés au mouvement littéraire et politique de la négritude. L’émission intitulée Les Orphées noirs avait été conçue par le poète Yves Préfontaine pour faire connaître leurs aspirations de « libération de l’amour et de l’espoir séquestré », qui selon lui étaient aussi celles des Québécois·es à l’aube de la plus grande décennie de changement de la province. Bien que c’était la première fois que les liens entre la pensée révolutionnaire et décoloniale noire et les réflexions sur l’autodétermination du Québec étaient mis en évidence de façon aussi accessible pour le grand public, l’émission illustrait la convergence des pensées et des mouvements à l’œuvre à l’époque.
En effet, bien que la plupart de ces liens de solidarité sont maintenant passés à l’arrière-plan de notre imaginaire collectif, les archives nous rappellent que la pensée et les actions révolutionnaires noires ont grandement influencé la construction de l’État québécois moderne et nulle part ailleurs ces rencontres, inspirations et collaborations n’ont été aussi fructueuses que dans le mouvement pour les droits des travailleurs et des travailleuses.
L’anti-impérialisme et le mouvement ouvrier
Dans le monde francophone québécois, c’est la communauté haïtienne qui fut au centre de la pensée révolutionnaire et du mouvement ouvrier noir. Arrivés dans les années 1960, les membres de la première vague de migration haïtienne étaient principalement de classe moyenne et éduquée. Ils apportaient avec eux et elles la richesse de l’histoire anti-impérialiste de leur patrie, ainsi que leurs liens avec les penseuses et penseurs décoloniaux et socialistes de la diaspora noire. Ils et elles ont ainsi contribué, lors de leurs échanges avec les intellectuel·le·s et militant·e·s québécois·es, à une compréhension plus globaliste de la lutte souverainiste en plus de nourrir l’anti-impérialisme local qui était alors perçu comme en phase avec les luttes civiques noires (Austin, 2007) malgré la différence flagrante de race entre les deux groupes.
Ainsi, lorsque la vague mondiale de militantisme frappa Montréal en 1968-1969, les militant·e·s anti-impérialistes noir·e·s et leurs homologues québécois·es accélérèrent leurs collaborations en s’installant pour la plupart dans les bureaux des syndicats, en particulier ceux du Conseil central de Montréal de la CSN qui servait déjà de quartiers généraux aux groupes gauchistes et socialistes de la métropole (Combs et Mills 2011). C’est ainsi que se forma une véritable coalition arc-en-ciel qui se prononça entre autres en faveur de la libération palestinienne et contre la guerre au Vietnam à l’étranger, ainsi qu’en défense des militant·e·s arrêté·e·s lors de l’affaire Sir George Williams et en faveur de l’indépendance du Québec à la maison.
Ce point de convergence s’avéra d’autant plus fructueux pour le mouvement ouvrier de la province que comme l’affirme l’historien Sean Mills, ce creuset de « politique de classe et d’anti-impérialisme » permit une radicalisation du mouvement syndical en centrant « les idées anti-impérialistes […] au cœur de la façon d’imaginer la solidarité ouvrière et la démocratie économique » (Mills, 2011). Ainsi, lorsque le Front commun composé de la CSN, de la FTQ et de la CEQ se réunit pour la première fois pour lancer la grève générale illimitée d’avril 1972 – une grève d’une telle ampleur qu’elle ne sera surpassée dans l’histoire de l’Amérique du Nord que par celle du Front commun de cet automne –, la pensée radicale noire et tiers-mondiste était au cœur de leur action syndicale.
Justice raciale dans le monde du travail et féminisme
La période de 1968 à 1972 ne marque toutefois que le début de l’apport de la communauté noire québécoise au mouvement ouvrier. En effet, la deuxième vague de migration qui survient dans les années 1970 et 1980 est composée d’un contingent plus important d’Haïtiens et d’Haïtiennes de classe ouvrière qui continuèrent d’alimenter la lutte syndicale noire et non noire. En effet, lorsque cette nouvelle classe de migrant·e·s s’établit dans la province, elle se met à travailler dans des secteurs parmi les moins bien protégés de l’économie de l’époque (Mills, 2016), comme ceux de la fabrication de textiles, du taxi et du travail domestique. Les réalités combinées de leurs oppressions de classe, de race et de genre seront alors canalisées dans les luttes syndicales qui allaient naître de leurs expériences.
C’est la grève des chauffeurs de taxi haïtiens de 1983 qui amène ces réalités au premier plan. Organisés sous l’égide de l’Association haïtienne des travailleurs de taxi, les chauffeurs – qui représentent à l’époque environ 10 % des chauffeurs de taxi de Montréal – descendent dans la rue pour dénoncer le racisme des forces de l’ordre et des compagnies de taxi à leur égard. Ces dernières refusent en grande majorité de les embaucher ou, lorsqu’elles acceptent, les discriminent lors de la distribution de la clientèle sous prétexte que celle-ci préfère les chauffeurs blancs. De nombreux groupes se joignent aux chauffeurs de taxi haïtiens dans leur lutte, notamment la Ligue des Noirs du Québec et la Maison d’Haïti. De plus, ces groupes déposent des mémoires à la Commission des droits de la personne du Québec (CDPQ) qui avait entamé sa toute première enquête publique sur l’affaire. Ces efforts multiples se traduisent par une reconnaissance publique par la CDPQ de la discrimination vécue par les chauffeurs noirs, ce qui ouvre la porte à la création de plusieurs instances de défense des droits de l’ensemble des chauffeurs de taxi dont celle du Bureau du taxi et du remorquage de Montréal (BTR).
De leur côté, les femmes de la communauté haïtienne s’organisent également en groupes politiques féministes et mettent entre autres en lumière les conditions des travailleuses domestiques. La Maison d’Haïti leur sert de lieu de rassemblement pour organiser des réunions d’éducation populaire, des groupes de lecture entre femmes immigrées de toutes classes, et pour médiatiser les réalités spécifiques des femmes noires et immigrées qui étaient souvent confrontées aux avances sexuelles de leurs employeurs en tant que travailleuses domestiques ou qui luttaient pour trouver des services de garde d’enfants adéquats afin de pouvoir travailler et subvenir aux besoins de leur famille (Bélanger, 2020). Ces luttes sont encore d’actualité pour plusieurs travailleuses racisées et immigrantes et sont encore souvent portées par des femmes issues de ces communautés.
Pour le futur
Ces quelques exemples de contribution de la pensée décoloniale noire et des militant·e·s de la communauté aux luttes ouvrières nous invitent à remettre en perspective l’histoire du Québec. De plus, alors que se termine le Mois de l’histoire des Noirs et que les dernières ententes collectives conclues avec la fonction publique sont finalement entérinées, il est important de se rappeler de la proximité intrinsèque des luttes ouvrières, décoloniales et antiracistes ainsi que de l’important progrès social que cette convergence a historiquement rendu possible .
Pour poursuivre la réflexion
Austin, David, « All Roads Led to Montreal: Black Power, the Caribbean, and the Black Radical Tradition in Canada », The Journal of African American History, 92(4), 2007, pp. 516‑39.
Bélanger, Jasmine, « Montréalaises d’origine haïtienne : communauté d’entraide et luttes féministes de 1970 à 1995 », Mémoire, Université du Québec à Montréal, Montréal (Québec), 2020.
Comby, Marc, et Sean Mills, « Diversité montréalaise et mouvements sociaux dans les années 1960 », Bulletin d’histoire politique, 19(2), 2011, p. 72.
Mills, Sean, Contester l’empire : pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal (1963-1972), Montréal, Hurtubise, 2011.
Mills, Sean, A place in the sun: Haiti, Haitians, and the remaking of Quebec. Montreal, Kingston , London , Chicago, McGill-Queen’s University Press, 2016.
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Article vraiment intéressant qui aborde un sujet très peu connu merci de l’avoir partagé