ABI – L’hypothèse d’un changement de paradigme
26 avril 2019
En novembre dernier, nous publiions un billet sur le lock-out à l’Aluminerie de Bécancour (ABI), qui dure à présent depuis plus de 15 mois. Il était attendu du gouvernement qu’il intervienne pour rétablir le rapport de force entre les parties à la table de négociation. Les évènements des dernières semaines entourant ce conflit nous fournissent de nouvelles inquiétudes quant à l’état des négociations à l’ABI, voire sur l’état des relations de travail au Québec.
Rappelons avant tout qu’au Québec, et plus généralement en Amérique du Nord, l’approche qui inspire les relations de travail est celle du pluralisme industriel. Dans la théorie des relations industrielles, ce concept reconnaît le fait qu’il existe inévitablement un conflit d’intérêt entre les employeurs d’un côté et les travailleurs et les travailleuses de l’autre. Ces derniers cherchent à maximiser leur bien-être par une amélioration de leurs conditions de travail, tandis que les employeurs veulent modérer ces conditions de travail pour maximiser les profits de l’entreprise. Pour maintenir la paix industrielle, il est donc nécessaire de mettre en place des institutions et des procédures qui permettent à chacune des parties de défendre leurs positions dans un cadre neutre et sur un pied d’égalité. Toujours selon cette approche, l’État n’intervient que pour mettre en place ces procédures et s’assurer que l’égalité entre les parties soit le plus possible respectée. Le Code du travail québécois et les procédures de médiation et de conciliation en cours de négociation sont les fruits de cette approche qui permettent aux parties de s’entendre entre elles pour fixer leurs règles et leurs conditions de travail.
Comme nous l’avions écrit dans le précédent billet, cet équilibre des forces, était déjà déséquilibré dans le contexte de négociation de l’ABI par la présence du contrat entre Hydro-Québec et l’employeur. Ce contrat, parce qu’il contient une clause qui permet à ABI de déclarer un lock-out sans devoir remplir ses engagements ni craindre de pénalités, réduit fortement les pressions financières qui pèsent sur lui dans un contexte d’arrêt de travail. Si nous déplorions l’incapacité du gouvernement à rééquilibrer le rapport de force des parties il y a 6 mois, les dernières interventions du gouvernement nourrissent de nouvelles préoccupations.
En effet, au début du mois d’avril, François Legault et son ministre du Travail, Jean Boulet, recevaient les deux parties pour une rencontre de médiation. À la suite de celle-ci, le Premier ministre n’a pas hésité à prendre position ouvertement contre les revendications syndicales des employés, considérant qu’elles étaient déraisonnables, en particulier sur la question des salaires. Rappelons au passage que l’enjeu des salaires n’est même pas en litige dans la négociation entre les travailleurs de l’ABI et l’employeur. Pire, en campagne électorale, François Legault déclarait vouloir soutenir les « bonnes jobs » des Québécois et des Québécoises et promettait d’en créer davantage. Cette prise de parole, comme l’ont soulevé des spécialistes des relations de travail québécoises, rompt avec la tradition de neutralité de l’État dans les relations de travail et, au passage, a permis de renforcer la position déjà dominante de l’employeur dans cette négociation.
La semaine dernière, nous apprenions que le ministre du Travail soumettait une hypothèse de règlement aux parties dans l’espoir de mettre un terme au conflit de travail. Peu importe le contenu de cette proposition, ce geste représente un réel tournant dans les relations de travail au Québec puisque l’État intervient cette fois-ci directement dans la négociation entre les parties. À notre connaissance, il n’existe pas de précédents à cet égard et cela représente un potentiel changement de paradigme rompant avec l’approche du pluralisme industriel.
Notons que cette semaine, la direction de l’ABI accueillait favorablement la proposition du ministre. De son côté, le syndicat considère qu’elle est un « copier-coller » de la dernière offre patronale, refusée à 82% le mois passé.
Au vu des prises de position vraisemblablement partiales du premier ministre ce mois-ci, il serait judicieux de se demander si l’ingérence du gouvernement dans le processus de négociation est la bienvenue et à qui elle profite réellement.
Crédit photo : Sébastien Lacroix