Et si on donnait de l’argent à tout le monde
26 novembre 2013
Les Suisses aiment les référendums. À chaque année, ils se déplacent à de multiples reprises pour donner leur avis sur des enjeux sociaux et politiques. Récemment, de nombreuses questions économiques ont été lancées. Au-delà des discussions à l’intérieur du pays, ces débats sont suivis et nourris par des intervenant.e.s de partout à travers le monde, curieux et attentifs aux orientations que prendra la Suisse.
Au mois de mars, appelés à se prononcer sur les rémunérations « abusives » des dirigeant.e.s d’entreprises cotées en bourse, plus des deux tiers des votes sont allés en faveur d’un meilleur contrôle de la part des actionnaires. La semaine dernière, c’était au tour d’une proposition de limiter les salaires des patrons à un maximum de 12 fois celui du plus petit salaire de leur entreprise à faire l’objet d’une consultation. Bien que l’initiative n’ait pas recueilli les majorités nécessaires pour devenir texte de loi, le sujet a permis de mettre en lumière quelques cas d’écarts de revenus indécents entre les patrons et les employé.e.s.
Le prochain débat qui attire l’attention des économistes et des politicien·ne·s suisses est celui sur la possibilité d’offrir un revenu d’existence à l’ensemble des citoyen·ne·s, un sujet que nous avons traité dans notre brochure sur le revenu minimum garanti publiée au printemps dernier. Revenu de base, revenu de citoyenneté, revenu inconditionnel… Le concept est souvent taxé d’utopique. Plusieurs craignent de voir un effet négatif sur le travail, ou que le coût de la mesure sera trop élevé. Pourtant, plusieurs personnes croient que c’est un risque qui vaut la peine d’être pris, tant des intellectuel·le·s de droite que de gauche. Pour les premiers, on vise une réduction de l’État en limitant son intervention à la seule remise d’un chèque qui permettrait à chaque individu de faire ses choix rationnels en toute « liberté ». Pour les autres, on cherche à rendre les programmes de soutien plus simples et universels en permettant à tous et toutes de recevoir, sans condition, un revenu décent et ainsi réduire la pauvreté drastiquement. Dans les deux cas, on espère que la simplification des programmes d’aide permettra de réduire la bureaucratie et ainsi rendre le processus de soutien plus facile.
Bien que des projets pilotes ont été tentés au Canada et aux États-Unis dans les années 1960 (et avec succès), il faut aujourd’hui se tourner vers l’Inde ou des pays africains pour voir l’application concrète de revenus garantis. Notons par exemple l’organisme de charité GiveDirectly qui a été fondé par des étudiant.e.s de Harvard et du MIT. En plus de donner de l’argent sans demander de contrepartie, ils étudient l’effet de leur programme. Les premiers résultats confirment les observations d’autres initiatives similaires : les montants sont principalement utilisés pour améliorer les conditions de vie (achat d’un toit meilleur et plus durable) ou pour investir dans le démarrage d’une petite entreprise (boulangerie, taxi, etc.). Même dans des pays reconnus pour leur violence et leur consommation de drogue, l’argent gratuit ne semble pas être dépensé de manière frivole.
Bien que l’idée de base puisse paraître intéressante et les résultats des différentes tentatives d’implantation, encourageants, il est important de garder à l’esprit quelques éléments. La question du financement, que ce soit en Suisse ou en Namibie, demeure complexe. Si les coûts peuvent être facile à déterminer, les revenus présentent un défi supplémentaire. En effet, difficile de prédire les impacts des prestations universelles sur la santé, le niveau d’éducation ou le succès des investissements des individus. D’autres critiques craignent que l’effritement de certains services sociaux et la disparition de prestations (aide sociale, assurance-emploi, etc.) ne soit jamais entièrement compensés par la mise en place du revenu minimum garanti et qu’il soit synonyme d’un recul de l’État social.
La notion d’une société basée sur travail peut aussi être ébranlée par la mise en place de revenus déconnectés de l’activité « productive ». Alors que le rêve d’une société des loisirs semble avoir disparu de l’horizon de nos politicien·ne·s et que le niveau de l’augmentation du produit intérieur brut (PIB) est l’un des indicateurs les plus utilisés pour juger de la santé d’une société, peut-on encore espérer un monde qui cherche à s’émanciper du rapport au travail?
En juin prochain, le Basic Income Earth Network (BIEN), un regroupement international qui fait la promotion d’un revenu garanti, tiendra son quinzième congrès annuel à Montréal sous le thème « Redémocratisons l’économie ». Parce qu’au-delà de donner les moyens à tout le monde de subvenir à ses besoins, il devient de plus en plus pressant et nécessaire de reprendre conscience de la réalité collective de l’économie.