Y a-tu des jokes? L’exception culturelle et le soutien au cinéma
9 mai 2013
Par le passé, le Québec a développé ses politiques de soutien aux milieux culturels au nom de la défense du principe d’exception culturelle. Essentiellement, ce principe se donnait pour objectif de limiter les effets de la mondialisation de l’industrie culturelle sous dominante anglo-saxonne. Le soutien à l’industrie cinématographique québécoise s’inscrit dans ce contexte.
Au cours de la dernière année, certains ont complètement remis en doute cette approche. Monsieur Vincent Guzzo, président à la fois de l’entreprise des Cinémas Guzzo ainsi que de l’Association des propriétaires de cinémas du Québec (APCQ), s’est lancé dans une première dénonciation du cinéma québécois à la fin de 2012. M. Guzzo est revenu à la charge en 2013 armé cette fois d’un sondage qui prouverait que les spectateurs québécois veulent entendre plus de « jokes » dans les salles de cinéma de la province.
Le cinéma, c’est pas du ballet
Pour M. Guzzo, le problème des films québécois s’expliquerait par une incorrigible propension à produire des films « lamentards » plutôt que des films « que le monde veut voir ». C’est le raisonnement qu’il déployait en janvier dans le Journal de Québec :
« Le Québécois, il dit qu’il en a assez avec ses problèmes et ses préoccupations de tous les jours et, quand il va voir un film, c’est pour se distraire et oublier son quotidien pendant deux heures. […] Il se fait trop de films semblables. On a oublié que le cinéma est une forme d’art populaire. Ce n’est pas un tableau de Picasso ni les Grands Ballets canadiens. »
Dans sa démarche, Vincent Guzzo prend appui sur les statistiques de vente de 2012 du cinéma québécois, soit 4,8 % des parts de marché, le plus bas pourcentage depuis 2000. C’est effectivement bien moins que les 13% de 2003, l’année de l’irrésistible Grande séduction et des imparables Invasions barbares, mais également près de deux fois le niveau de 1991 (2,7%).
Dans tous les cas, rien n’indique que le résultat de la dernière année s’inscrive dans une tendance vers le bas. Le graphique suivant montre l’évolution depuis 1995 de la part de l’assistance des films québécois dans les cinémas [Il manque à ce graphique la baisse de 2012.].
Source : Observatoire de la culture et des communications du Québec, Statistiques sur l’industrie du film et de la production télévisuelle indépendante, p.37
On constate aisément, sur l’ensemble de la période, une tendance à la hausse. Notons par ailleurs, à titre comparatif, que dans l’ensemble du Canada, la part des films locaux anglophones peine à dépasser le seuil de 1% du marché. Le cinéma « lamentard » québécois n’est peut-être pas si impopulaire après tout.
Plusieurs intervenants sont montés au créneau pour répondre au président de l’APCQ. Parmi eux, le réalisateur Philippe Falardeau (Monsieur Lazhar, finaliste aux Oscars) a répondu plus spécifiquement à l’accusation de gaspiller « l’argent des payeurs de taxes » dans « des films à subventions où on se plaint toujours de quelque chose ». Sa réplique était rigoureuse et logique : (1) on ne peut prévoir ce qui deviendra un succès commercial (et donc ce que le monde veut voir); (2) les grandes productions ne sont pas rentables même si elles sont payantes pour les producteurs et distributeurs et (3) tous les films, petites et grandes productions, sont subventionnées et parfois, ce sont les plus petites qui coûtent le moins cher aux contribuables.
D’un strict point de vue comptable, ajoute-t-il, la logique de M. Guzzo nous aurait fait commettre l’erreur de ne pas subventionner les scénarios d’Incendies ou de Monsieur Lazhar, deux projets qui se sont pourtant avérés lucratifs. Tout ceci sans compter sur le fait que, si l’on considère autre chose que le box-office, le cinéma québécois est bien loin d’avoir gaspillé son année 2012. Il se pourrait bien au contraire qu’il ressorte encore plus prestigieux sur la scène internationale.
Le journaliste de La Presse, Marc-André Lussier, a souligné ce paradoxe : faiblesse des parts de marchés versus succès des productions « personnelles ». Les nominations aux Oscars l’attestent, tout comme l’embouteillage de bons films québécois aux Jutra où l’on a pu se permettre d’écarter le dernier film de Bernard Émond (Tout ce que tu possèdes) qui n’a reçu qu’une seule nomination. Un constant similaire peut être fait du côté des documentaires.
Pour sa part, sans reproduire les bouffonneries de M. Guzzo, la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) a parlé d’une alerte « jaune » suite à la dernière année du cinéma québécois. Cette société publique avait d’ailleurs déjà revu les critères d’évaluation des films, sans quoi la production québécoise Rebelle, qui a représenté cette année le Canada aux Oscars, aurait été classée « échec » avec des entrées au guichet de 150 000$.
Un comité malgré tout
Les préoccupations de cet organisme apparaissent effectivement moins superficielles que celles qui se fixent sur les profits à court-terme de l’APCQ. La SODEC songe à développer de nouvelles tactiques, notamment pour attirer les plus jeunes au cinéma. On envisage à ce titre une nouvelle agence de promotion qui serait active tant sur les réseaux sociaux que dans les médias traditionnels.
En avril, la SODEC a mis sur pied, à la demande du Ministre de la Culture, un groupe de travail sur « les enjeux du cinéma québécois ». Les personnalités désignées auront jusqu’à l’automne pour réfléchir à ces enjeux. De nombreuses voix se sont élevées toutefois contre le manque de représentativité du groupe. D’autres déplorent que le groupe n’ait pas le mandat de revoir en profondeur la Loi sur le cinéma.
Rappelons qu’au Québec, le soutien public au cinéma peut être direct (via la SODEC) ou encore indirect, par le biais notamment de crédits d’impôts. Les projets cinématographiques reçoivent également le soutien de programmes fédéraux.
Il n’existe pas, au Québec de canal direct, prévu par la loi, entre les télédiffuseurs et les productions cinématographiques locales. Il n’existe pas non plus de taxe à la billetterie comme dans certains pays européens.
Retour en arrière
À l’époque de René Lévesque et du premier gouvernement souverainiste, les cinéastes québécois pensaient pouvoir fonder leur propre variante du « 3e cinéma », une espèce de cinéma « non-aligné » (ni sur Hollywood ni sur le cinéma européen) inspiré alors notamment par l’Argentin Pino Solanas. Un gouvernement nationaliste permettait aux réalisateurs de nourrir de bien grands espoirs.
En dépit d’un projet de loi de Gérald Godin qui prévoyait, entre autres, une redevance sur les profits, les menaces d’un boycott de l’industrie cinématographique des États-Unis et l’approche des élections dissuadèrent le gouvernement de passer à l’acte et d’utiliser les dispositions plus musclées de la nouvelle Loi sur le cinéma. Le Parti libéral remporta les élections subséquentes et, en 1986, la vice première-ministre Lise Bacon signa un accord avec Jack Valenti, le PDG de la Motion Picture Export Association of America, cédant à ces derniers un droit de libre distribution des films anglophones.
Cet accord scella la fin du rêve des cinéastes québécois désireux de garantir le développement du cinéma d’auteur, qui devint un objectif plutôt secondaire pour la SODICC, l’ancêtre de la SODEC, axée sur le cinéma de « divertissement » ou de « ciné-parcs ».
Le cinéma québécois aura donc survécu, mais l’accord Valenti-Bacon n’est pas sans lien avec le très actuel débat entre les distributeurs indépendants du Québec (RDIFQ) et la concentration des grands distributeurs suite à la récente fusion d’eOne et d’Alliance Films. Les premiers affirment que sans l’aide de l’État, le maillon essentiel de la distribution finira par flancher, affectant toute la production québécoise. Pour leur part, les Films Séville (filiale montréalaise d’eOne acquise en 2007) se défendent en assurant qu’ils continueront d’investir dans le développement du cinéma québécois.
En conclusion, les analyses de certains intervenants appelant le cinéma québécois à reprendre davantage les formules hollywoodiennes cachent mal leurs intérêts et font montre d’une faible considération pour ses succès mondiaux. Le cinéma québécois doit néanmoins répondre à un certain nombre de défis qui invitent sans doute à la révision de certains mécanismes, tels que ceux qui ont eu pour effet de confier à des oligopoles le contrôle de la distribution des films au Québec.