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L’impact des barrages hydroélectriques sur la vie nomade des Innus : conversation entre Justine Gagnon et Jean Luc Kanapé

14 octobre 2025

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Justine et Jean Luc ont collaboré dans le cadre de la série balado Sous les barrages : Tshishe Manikuan, la première à titre d’idéatrice et chercheuse et le second à titre de réalisateur. La série a été produite par Nikan Héritage.

Justine : Jean Luc, on s’est connus toi et moi il y a une dizaine d’années maintenant, alors que je faisais ma thèse de doctorat en collaboration avec la communauté de Pessamit au sujet de l’impact des grands barrages hydroélectriques sur le mode de vie innu. À l’époque, tu possédais une entreprise touristique, Mashkuss aventure, dont les activités se sont brutalement arrêtées à la suite de l’inondation du site à l’automne 2017. Veux-tu nous rappeler ce qui s’est passé?

Jean Luc : Effectivement, nous avons eu un une entreprise touristique à Pessamit qui s’appelait Mashkuss aventure. On avait débuté ce projet avec Kim Picard en 2015 sur la Pessamiushipu (rivière Betsiamites) et ça a fonctionné pendant près de 3 ans. En 2017, le site a été complètement inondé, une inondation provoquée par Hydro-Québec. C’était durant la période où la compagnie d’État poussait à pleine capacité ses barrages, dans le but de vendre cette énergie aux États-Unis, mais finalement ça n’a pas abouti.

Au moment de son élaboration, le projet d’interconnexion Northern Pass, piloté par Hydro-Québec et son partenaire américain Eversource, visait à acheminer, via une ligne traversant le New Hampshire, un certain volume d’hydroélectricité vers le Massachusetts (projet qui devait démarrer en 2020 et prévu pour une durée de 20 ans). Présenté par ses promoteurs comme un projet « vert », ayant pour but de réduire considérablement les émissions de carbone de la région américaine, Northern Pass a finalement été rejeté par le New Hampshire. L’État américain et Hydro-Québec ont par conséquent décidé de se rabattre sur le projet New England Clean Energy Connect (NECEC), piloté conjointement par Hydro-Québec et la société Central Maine Power, une filiale D’Avangrid. Ce projet prévoyait l’acheminement de l’électricité grâce à une ligne de transmission qui passerait cette fois à l’ouest de l’État du Maine. En 2021, un référendum citoyen du Maine a mené à la suspension des travaux, une décision contestée par Hydro-Québec et Central Maine Power.

On a beaucoup parlé des précipitations anormalement abondantes pour justifier le haut niveau d’eau dans les réservoirs. Il y avait eu quelques jours de pluie c’est vrai, mais à ma connaissance, rien qui ne puisse expliquer cette situation exceptionnelle. Ce n’était pas comme en 1996, lors du déluge du Saguenay. En réalité, les réservoirs étaient déjà à leur niveau le plus élevé, alors les quelques jours de pluie ont entrainé un débordement. Ils ont donc dû déverser les surplus par l’évacuateur de crue. Les infrastructures de notre entreprise sont malheureusement passées sous ce « tsunami » dans la rivière et on a tout perdu. Nous aimions beaucoup accueillir des gens, partager nos connaissances traditionnelles, pour apprendre à mieux nous connaître mutuellement. Il y a encore des gens qui ne savent pas qu’il y a des Innus, des Autochtones au Québec.

On s’est relocalisés sur le territoire depuis cet événement, en un lieu où Hydro-Québec ne risque pas de nous faire du mal. Mais malgré cela, je remarque de plus en plus de projets d’éoliennes autour de notre campement actuel. Ça n’arrête jamais autrement dit.

Justine : Pour moi, cet événement était une exposition sans équivoque des conséquences du développement hydroélectrique là où cette énergie prend sa source, soit, dans ce cas-ci, les rivières du Nitassinan de Pessamit. Dans les années 1950-60, la voix des Innus ne résonnait pas autant, mais en 2017, on ne pouvait plus tellement l’ignorer. Peux-tu nous parler un peu de ce que représentent les rivières pour les Pessamiulnuat? Et la Pessamiushipu pour toi en particulier?

Jean Luc : Les rivières, ce sont nos routes ancestrales, les voies qu’empruntaient nos grands-parents, nos ancêtres, pour rejoindre les territoires du Nord. Sur le Nitassinan de Pessamit, on parle des rivières Sault-aux-Cochons (Kuakueu shipu), Betsiamites (Pessamiushipu), aux Outardes (Piletipishtiku), Manicouagan (Manikuakanishtiku) et Toulnustouc (Kuetutinushtiku). Ma famille à moi fréquentait particulièrement la Pessamiushipu et j’ai donc plusieurs souvenirs d’enfance qui s’y rattachent. C’est là où mon grand-père pêchait le saumon et c’est aussi là qu’il amenait ses enfants à l’époque des pensionnats pour empêcher le gouvernement de les prendre de force. J’ai grandi sur la rivière. Mes grands-parents sont décédés quand j’avais huit ans, mais d’autres membres de la famille ont pris le relai ensuite. Au fil du temps, je suis littéralement tombé en amour avec cette rivière, mais il a fallu que je l’apprivoise, car la Pessamiushipu est très difficile à remonter, il faut avoir beaucoup d’expérience. Mais je voulais apprendre à naviguer sur ce cours d’eau, comme l’ont fait mes ancêtres, et je me suis débrouillé pour y arriver.

Depuis qu’on a perdu notre entreprise en 2017 et que je me suis installé plus au Nord sur le territoire, je ne remonte plus la rivière. Et elle me manque. On avait développé notre projet sur ses berges en raison de la beauté du lieu, de ses montagnes, de ses rapides, de sa faune. On y voit des orignaux, des ours et du poisson. C’est un endroit que je n’oublierai jamais, car j’ai grandi grâce à la rivière. Un jour j’y retournerai avec mes petits-enfants, c’est certain.

Justine : La relation que tu nous partages m’apparaît en dissonance avec le discours énergétique et économique qui domine, selon lequel la rivière est avant tout une ressource à exploiter. Ce même discours présente de surcroît l’hydroélectricité comme une énergie « verte » et « renouvelable ». Dans le balado Sous les barrages, on comprend que les rivières sont des lieux de vie, de naissance et de mort. Des espaces sacrés. Et ce qui a été perdu est loin d’être renouvelable.

Jean Luc : Effectivement, quand le gouvernement parle des rivières, c’est généralement parce qu’il est fier de promouvoir les grands projets d’ingénierie qui ont permis à des complexes hydroélectriques comme Manic-Outardes de voir le jour. Mais moi ce qui me brise le cœur dans tout ça, c’est qu’on a tout perdu : notre identité et notre culture, qui est en voie de disparaître aussi. Pour moi, ces pertes font partie du génocide culturel. C’est la continuité du projet colonial visant notre assimilation et notre disparition. Nous aussi, on utilise l’hydroélectricité aujourd’hui bien sûr, mais on pleure. La population pleure, mais sans vraiment savoir que c’est à cause des barrages. C’est plus que de perdre une rivière, c’est notre identité.

Justine : Tout ça explique les relations historiquement tendues entre les Pessamiulnuat et Hydro-Québec, bien que des ententes plus respectueuses soient aujourd’hui en négociation. Peux-tu nous parler un peu de l’entente sur le saumon dont il a beaucoup été question? As-tu l’impression qu’on entre dans une nouvelle ère?

Jean Luc : De mon point de vue, l’entente sur le saumon, comme beaucoup d’ententes proposées par Hydro-Québec, suscite des réserves et des suspicions au sein de notre communauté parce que c’est toujours perçu comme une façon de nous amadouer par d’importantes compensations financières.

L’entente sur le saumon est une entente de 23 millions de dollars proposée au printemps 2025 par Hydro-Québec à la communauté de Pessamit afin de protéger l’habitat du saumon et de restaurer les infrastructures sur la rivière Betsiamites. Elle se distingue d’une entente-cadre globale proposée en 2024 pour régler différents litiges historiques et rétablir la relation entre la Première Nation et Hydro-Québec.

Les gens de Pessamit ont, à ce jour, refusé d’entériner l’entente parce que la communauté ne voit pas les choses de cette façon. Il y a aussi une certaine désillusion du fait que certaines ententes passées ont eu des répercussions somme toute minimes pour les membres, en permettant par exemple la création d’emplois pour quelques personnes, mais pas un réel développement interne. Ce qu’on veut, c’est plus d’autonomie sur notre territoire et nos ressources et un plein exercice de nos droits.

Justine : Dans la dernière décennie, ton rôle de gardien du territoire a aussi pris de l’ampleur, particulièrement dans le dossier du caribou forestier. Et avec le PL97, la résistance autochtone qui s’organise, c’est un sujet qui est sur toutes les lèvres actuellement. Quelle est ta perspective sur ce dossier et sur ce qui se passe actuellement?

Le projet de loi 97 – « Loi visant principalement à moderniser le régime forestier » – donnait plus de pouvoir à l’industrie forestière. Il était dénoncé à la fois par les syndicats, les groupes écologistes et les communautés autochtones. Le gouvernement Legault a annoncé son retrait le 25 septembre.

Jean Luc : J’ai toujours été gardien du territoire dans l’âme, mais c’est seulement depuis 2017 que j’exerce ces fonctions dans le cadre de mon travail pour le Conseil des Innus de Pessamit. La première fois que j’ai aperçu un troupeau de caribou, je leur ai fait la promesse d’être leur porte-parole. Encore aujourd’hui, je tiens ma promesse et c’est pour ça que je vis en territoire à temps plein. Quand j’ai décidé de me dédier entièrement à la protection du caribou forestier (Minashkuau atiku), il n’y avait personne pour parler des enjeux des caribous du Pipmuakan. En quelques années, j’ai réussi à mettre ce dernier cheptel sur la map. Et tout s’est enchainé. D’autres gardien·ne·s du territoire d’autres communautés se sont levé·e·s aussi, notamment dans le contexte du PL97, qui est selon moi inacceptable. C’est comme nous dire « enlevez vos vêtements, on part avec, vous allez être nus et n’aurez droit à rien, ce n’est pas vous qui menez ». C’est ce que je comprends dans le projet de loi. On s’est regroupé pour former Mamo Premières Nations, avec d’autres gardien·ne·s d’un peu partout. Et tout le monde a vu ce qui s’est passé cet été avec les divers blocus en territoire. On dit « blocus », mais on devrait plutôt parler d’« affirmation sur le territoire ». C’est une nouvelle ère pour les Autochtones; nous sommes maintenant beaucoup plus visibles que le peuple invisible d’autrefois. Beaucoup de Québécois·es commencent à reconnaître nos droits et je pense que la plupart sont nos allié·e·s. Et c’est ce que je nous souhaite, qu’on travaille main dans la main, ensemble. Des gouvernements comme la CAQ, j’appelle ça des dinosaures, car ils demeurent coincés dans un passé très lointain. Ils ne veulent pas évoluer sur les questions environnementales. Mais quand on vit sur le territoire, on devient plus conscient des enjeux, parce qu’on voit les saccages, le dérangement. Et ça concerne tout le monde. Je suis content de ce que les Gardiens du territoire ont fait jusqu’à maintenant. C’est juste le début et je pense que tout le monde va se lever un moment donné.

Justine : C’est vrai que les consciences s’éveillent sur la question des droits autochtones, mais certains principes semblent encore nébuleux pour certains comme le consentement préalable, libre et éclairé ou encore l’autodétermination. Ces éléments sont pourtant au cœur de notre cohabitation sur le territoire. Ils sont aussi garants d’un avenir commun, voire de notre survie comme humains dans le contexte de la crise actuelle. Comment tu envisages l’avenir et le vivre-ensemble?

Jean Luc : Je pense que la cohabitation entre allochtones et Autochtones, telle qu’elle se déploie sur nos territoires ancestraux, peut nous servir d’inspiration à cet effet. Là où je demeure, il y a aussi des personnes allochtones qui y vivent à l’année. Quand je me suis installé ici en 2017, je sentais beaucoup d’appréhension et de peur; les gens craignaient que je menace leur confort, que je dérange le territoire. Je suis donc allé les voir un par un pour discuter et, au fil du temps, ce sont devenus mes amis. Aujourd’hui, ensemble, on dénonce et on travaille pour améliorer notre cohabitation, être de bons voisins.

Ce ne sont pas les gouvernements qui vont sauver l’humain. C’est nous-mêmes, en prenant des décisions collectivement, en travaillant main dans la main. Pour moi, c’est le vrai sens de la « réconciliation » : survivre ensemble. Je le vis, le changement en territoire, la cohabitation possible. Il y aura toujours des personnes réticentes, qui ne veulent pas aller à notre rencontre, mais je suis convaincu qu’en travaillant ensemble, c’est nous qui allons changer le monde. Innu ça veut dire « être humain ». Donc normalement on devrait se comprendre.


Justine Gagnon est professeure adjointe au département de géographie de l’Université Laval.

Jean Luc Kanapé est membre de la Première Nation des Pessamiulnuat et Gardien du territoire pour le Conseil des Innus de Pessamit.

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