Icône

Aidez-nous à poursuivre notre travail de recherche indépendant

Devenez membre

L’imposition de la philanthropie dans le financement de l’action communautaire

2 octobre 2025

  • Maxim Fortin

Depuis 2001, l’action communautaire bénéficie d’une reconnaissance et d’un financement officiels au Québec. Or, cette reconnaissance s’est historiquement accompagnée d’un sous-financement chronique. Plutôt que de pallier ce sous-financement, l’État québécois tente désormais d’intégrer la philanthropie dans le financement des organismes.

Cela pose problème : non seulement la philanthropie est une pratique permettant aux riches de consolider leur influence sur les politiques et sur la société civile1, la recherche démontre aussi que les partenariats entre les acteurs publics, ceux de la philanthropie et le secteur communautaire compromettent l’autonomie des groupes communautaires, en plus d’orienter et d’instrumentaliser leur action2. Dans cette fiche, nous nous penchons en détail sur ce dernier volet à la lumière du Plan d’action gouvernemental québécois sur l’action communautaire (PAGAC) 2022-2027. Trois ans plus tard, est-ce que l’État québécois respecte sa propre politique officielle d’action communautaire ?

L’action communautaire au Québec

Le mouvement d’action communautaire est constitué d’organisations à but non lucratif offrant des services à la communauté (éducation populaire, aide matérielle d’urgence, hébergement, etc.) et mobilise celle-ci à travers différents types d’actions collectives. La pratique de l’action communautaire au Québec est caractérisée par une culture militante axée sur la défense des droits, la transformation sociale et l’auto-organisation. En 1994, le Parti québécois intègre dans son programme l’idée que l’État québécois reconnaisse officiellement la pratique de l’action communautaire et la finance. Cet engagement électoral est concrétisé en 2001 avec l’adoption de la politique gouvernementale de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire intitulée L’action communautaire : une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec3. Élaborée en dialogue avec les représentant·e·s du secteur communautaire, cette politique représente une avancée majeure en termes de reconnaissance et de financement public.

Cette politique permet la reconnaissance officielle de l’action communautaire au sens large (des OBNL enracinés dans leur communauté qui entretiennent une vie associative et démocratique et qui déterminent librement leur mission et leurs pratiques), mais aussi de l’action communautaire autonome (des groupes d’action communautaire constitués à l’initiative des gens de la communauté qui visent la transformation sociale et qui sont dirigés par des conseils d’administration indépendants du réseau public). En 2021, sur un total dépassant 8000 organismes communautaires4, plus de 4500 se réclament de l’action communautaire autonome (ACA)5. Par son indépendance, le secteur de l’ACA est reconnu comme une force importante au Québec dans la défense collective des droits et le développement de pratiques de transformation sociale.

Les fondements de la politique officielle de 2001 sont « d’assurer le respect de l’autonomie des organismes communautaires à déterminer leur mission, leurs orientations, leurs modes et leurs approches d’intervention ainsi que leurs modes de gestion6 ». La politique prévoit l’octroi d’un « soutien financier à la mission », c’est-à-dire d’un financement de base récurrent octroyé pour la réalisation de la mission principale et non lié à des projets ou à des exigences spécifiques, dans une « portion prépondérante du financement global accordé par le gouvernement au milieu communautaire7 ». Cependant, dès l’élaboration et la mise en œuvre de cette politique officielle, les groupes communautaires y ont identifié des éléments pouvant affecter leur autonomie, notamment l’idée d’un « partenariat avec l’État8 ». Dès le départ, la politique officielle fait donc preuve d’ambivalence : elle reconnaît l’autonomie des organismes tout en prônant le partenariat avec l’État. Par ailleurs, le financement de l’action communautaire s’est rapidement traduit par un sous-financement, notamment parce que le gouvernement n’a pas respecté ses engagements en termes de « financement à la mission ». Finalement, la notion de prépondérance n’est pas définie et peut prêter à débats. Pour les fins de cette fiche, nous estimons à 70 % le pourcentage à atteindre pour être conforme à la politique gouvernementale.

Depuis l’adoption de la politique en 2001, deux plans d’action gouvernementaux en matière d’action communautaire ont été produits (PAGAC) : le PAGAC 2004-2008 et celui couvrant la période de 2022 à 2027.

Alors que le soutien financier apporté à la mission globale est sous la barre des 50 % à l’adoption de la politique officielle, elle atteint un pic en 2006-2007 avec 64,8 %, puis décline et stagne pour atteindre 52,2 % en 2020-20219. On observe une légère augmentation pour 2021-2022 et 2022-2023, mais la proportion demeure sous la barre des 60 %. Le seuil de « prépondérance » n’est ainsi jamais atteint.

Notons qu’aucun plan d’action gouvernemental n’encadre le financement de l’action communautaire de 2009 à 2021, période où le financement ne suit ni la progression de l’inflation ni celle des besoins, et ne permet pas de faire face aux nouveaux besoins comme ceux liés à la pandémie. Une étude de l’IRIS publiée en 2021 a démontré que le sous-financement chronique faisait en sorte que 20 % des organismes étaient dans une situation de précarité et que le quart de ceux-ci craignaient pour leur existence10. L’année suivante, un autre rapport a mis en lumière que 77 % des organismes ont eu besoin d’un financement supplémentaire (comme un financement par projet, une entente de service ou de l’autofinancement) pour accomplir leur mission11. C’est dans ce contexte que s’inscrit la publication du plan d’action 2022-2027 qui bonifie le financement à la mission tout en poussant à une plus grande intégration du secteur philanthropique dans la gestion des organismes communautaires. Dans les prochaines sections, nous évaluerons l’impact de ces partenariats.

La philanthropie

La philanthropie est une pratique qui consiste à recueillir et à distribuer des dons pour des fins d’utilité publique, c’est-à-dire pour différentes causes et initiatives. Le renouveau philanthropique des années 2000 et 2010 a pour figure de proue Bill Gates et sa fondation. La Bill & Melinda Gates Foundation reprend l’ambition d’Andrew Carnegie au 19e siècle d’utiliser la richesse pour « régler les grands problèmes de notre temps ». Au Québec, ce type de philanthropie pratiqué par les élites et s’inspirant des méthodes du capitalisme financier a été introduit par André Chagnon et sa fondation, la Fondation Lucie et André Chagnon (FLAC).

Dès 2002, cette fondation devient un partenaire de l’État québécois et participe en 2007 au financement et à l’élaboration de programmes destinés aux organismes communautaires. Cette influence nouvelle de la philanthropie sur l’action communautaire est vivement dénoncée par le mouvement communautaire, qui en 2014 publie une déclaration signée par 360 organisations réclamant la fin des partenariats entre la FLAC et le gouvernement12.

Plus de dix ans plus tard, nous sommes face à une deuxième tentative d’intégrer la philanthropie au financement et à la coordination de l’action communautaire. Cette fois-ci, cela ne se fait pas en désignant une organisation philanthropique comme « partenaire du communautaire », mais en imposant l’ensemble du secteur philanthropique comme « partenaire du communautaire » et en enchâssant sa participation dans le Plan d’action gouvernemental québécois sur l’action communautaire (PAGAC) 2022-2027.

Intégrer la philanthropie au financement et à la coordination de l’action communautaire

Depuis 2001, on observe une augmentation de l’utilisation des termes « philanthropie » et « fondation » – utilisé dans un sens philanthropique. Le graphique 2 permet de voir cette évolution.

Dès les premières pages du PAGAC 2022-2027, le ministre Jean Boulet nous annonce que ce plan favorisera « aussi la cohésion des actions de nombreux partenaires, dont font partie le milieu philanthropique et municipal ainsi que les ministères et organismes gouvernementaux concernés13 ». Présentés d’emblée comme des « partenaires clés » des organismes communautaires, les acteurs philanthropiques ont d’ailleurs été consultés dans le cadre d’un appel à mémoires ciblant le milieu municipal et philanthropique. Trois mesures de ce plan ouvrent la porte à une plus grande intégration de la philanthropie dans le financement et dans la coordination de l’action communautaire. Penchons-nous sur ces trois mesures.

Premièrement, l’orientation 3.2, qui a pour but « d’harmoniser et de consolider les actions des partenaires de l’action communautaire », prévoit notamment la mise sur pied de la Table nationale des partenaires de l’action communautaire. Or, deux éléments de cette mesure sont inquiétants pour l’autonomie des organismes.

D’abord, on y prévoit une représentation des bailleurs de fonds (les ministères, les municipalités et les fondations), mais pas des organismes communautaires. Comme il l’avait déjà fait jadis avec les partenariats Chagnon Québec en forme et Avenir d’enfants14, l’État québécois souhaite développer des partenariats dans lesquels les philanthropes sont représentés et possèdent un pouvoir décisionnel, alors que les organismes sont relégués au statut de simples fournisseurs de services.

Ensuite, comme la mesure se veut autofinancée, elle représente une invitation ouverte aux acteurs philanthropiques à prendre plus de place dans la coordination des organismes communautaires et à utiliser leurs ressources financières pour créer des structures de financement compatibles avec leurs priorités philanthropiques. Le profil des philanthropes/fondations impliqués et les montants investis dans ce projet auront un impact majeur sur sa trajectoire. L’imprécision de cette mesure et l’imprévisibilité de ses résultats constituent une faiblesse majeure du PAGAC 2022-2027. Notons que trois ans plus tard, cette initiative tarde à se mettre en place et il est pour l’instant impossible d’en dresser un bilan.

Deuxièmement, l’orientation 4.2 souhaitant « faire rayonner et soutenir les bonnes pratiques en action communautaire » a notamment pour objectif de « soutenir le développement d’une culture d’évaluation au sein des organismes communautaires ». Une somme de 3,3 millions sur 5 ans est octroyée à cette mesure. Elle témoigne de l’influence des thèmes et des priorités des philanthropes. Valorisée, financée et exigée par la philanthropie depuis la fin des années 199015, l’évaluation se voit ici consacrée comme une priorité à développer alors que l’expérience des partenariats Chagnon a notamment démontré que les exigences d’évaluation et de reddition de comptes ont mis à mal l’autonomie du secteur communautaire.

Finalement, le dernier élément à surveiller est la mesure 2.2.2 souhaitant « accompagner les organismes communautaires pour assurer une transformation numérique adaptée à leurs besoins », pour laquelle 3,9 millions sont octroyés. Par cette mesure, le gouvernement confie à Centraide du Grand Montréal, une fondation, la responsabilité d’accompagner les organismes souhaitant effectuer un virage numérique. Non seulement l’État québécois invite la philanthropie à jouer un plus grand rôle, mais il impose aussi aux organismes communautaires une fondation comme partenaire officiel, bien que cette fondation ne possède aucune expertise numérique reconnue. Dans ce cas-ci, un partenaire déterminé par le gouvernement (Centraide) devient le responsable officiel d’une mesure non réclamée (le virage numérique) par le mouvement communautaire.

Risques et dangers des partenariats inégaux pour l’autonomie des groupes communautaires

L’analyse du PAGAC 2022-2027 nous permet de conclure que l’État québécois impose la philanthropie comme potentiel partenaire et source permettant de combler les manques à gagner créés par son propre sous-financement chronique. Le secteur continue d’être sous-financé, ce que le gouvernement semble vouloir compenser par une plus grande ouverture au modèle partenarial. Celui-ci relève du « partenariat inégal16 » : acteurs publics et philanthropiques se partagent le financement, l’encadrement et la coordination, alors que les groupes communautaires sont cantonnés dans la mise en œuvre. Pour s’assurer que ce modèle soit déployé, le gouvernement fait de la concertation/partenariat le deuxième poste de dépenses du PAGAC 2022-2027 (8,4 %), loin devant la participation (1,73 %), pourtant la source de toute action collective qui se trouve en crise depuis la pandémie17. En d’autres mots, le PAGAC 2022-2027 octroie cinq fois plus d’argent pour la collaboration des représentant·e·s du secteur communautaire avec l’État et les philanthropes que pour les activités permettant aux membres des groupes communautaires de participer aux activités collectives.

Le modèle partenarial du PAGAC 2022-2027 recoupe les modèles de partenariats inégaux étudiés par Ira Silver et les modèles de gouvernance urbaine en Europe étudiés par Bernard Jouve. Dans les deux cas, on a pu constater que ces projets « courent le risque d’une instrumentalisation de la part des institutions publiques urbaines et des États », par exemple en mettant l’accent sur les partenariats plutôt que sur les initiatives elles-mêmes ou en favorisant les objectifs en lien avec les intérêts privés ou politiques18. Plus récemment, des initiatives québécoises de lutte contre la pauvreté (Avenir d’enfants) et new-yorkaises (Harlem Children Zone) financées par la philanthropie ont révélé qu’il est possible pour les organismes, mais ô combien difficile, de maintenir une marge de manœuvre face aux bailleurs de fonds19. Bien que ces projets adoptent une rhétorique de la « collaboration », un rapport de force à l’avantage de ceux qui possèdent l’argent, le pouvoir et l’expertise fait en sorte que ces structures partenariales et de concertation finissent par augmenter le pouvoir et l’influence des élu·e·s, des philanthropes, des expert·e·s, bref, des élites déjà bien pourvues en capital monétaire et symbolique.

Conclusion

Bien qu’ayant reconnu et financé l’action communautaire par l’entremise d’une politique officielle adoptée en 2001, l’État québécois renie progressivement ses engagements. Le soutien à la mission n’a jamais été prépondérant20 et ne l’est toujours pas. Le sous-financement persiste. Plutôt que de pallier ce sous-financement, l’État québécois encourage désormais activement les groupes d’action communautaire à se tourner vers la philanthropie et intègre la philanthropie comme partenaire dans le financement et dans la coordination de l’action communautaire. Faire de la philanthropie un partenaire du secteur communautaire rend possible pour l’État de réduire ou de limiter sa contribution financière tout en orientant l’action des organismes en fonction des priorités identifiées par les acteurs des instances partenariales et de concertation. Par le passé, l’État a imposé une fondation privée, la Fondation Lucie et André Chagnon, au secteur communautaire. Il tente maintenant de lui imposer le secteur philanthropique en entier. En somme, le PAGAC 2022-2027 favorise l’instrumentalisation de l’action communautaire et annonce des jours sombres pour la reconnaissance de l’action communautaire. Cette situation est d’autant plus inquiétante pour le secteur de l’action communautaire autonome dont les fondements sont difficilement compatibles avec les modèles de partenariats mis de l’avant.


1 Ira SILVER, Unequal Partnerships : Beyond the Rhetoric of Philanthropic Collaboration, New York, Routledge, 2006, 160 p.

2 Annabelle BERTHIAUME, La gouvernance néolibérale et les organismes communautaires québécois : étude de la Fondation Lucie et André Chagnon, mémoire de maîtrise (Travail social), UQAM, 2016, 181 p.

3 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, L’action communautaire : une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec, 2001, cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/emploi-solidarite-sociale/publications-adm/politiques-directives-procedures/PO_action-communautaire_MESS.pdf.

4 REGROUPEMENT INTERSECTORIEL DES ORGANISMES COMMUNAUTAIRES DE MONTRÉAL, L’action communautaire en 8 critères, 2021, riocm.org/wp-content/uploads/2022/01/Outil-ACA-2021-RIOCM.pdf

5 RÉSEAU QUÉBÉCOIS DE L’ACTION COMMUNAUTAIRE AUTONOME, Mémoire pré-budgétaire 2025-2026, 2025, rq-aca.org/wp-content/uploads/2025/02/Memoire-prebudgetaire-2025-2026.pdf.

6 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, 2001, op. cit.

7 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, 2001, op. cit.

8 COMITÉ AVISEUR DE L’ACTION COMMUNAUTAIRE AUTONOME, Guide de réflexion sur la proposition de politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire, 2000, bel.uqtr.ca/id/eprint/166/1/6-19-1121-20061003-1.pdf.

9 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Engager pour nos collectivités : Plan d’action gouvernemental québécois sur l’action communautaire 2022-2027, 2022, cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/emploi-solidarite-sociale/publications-adm/plan-strategique/PL_pagac_2022-2027_MESS.pdf.

10 Eve-Lyne COUTURIER et Maxim FORTIN, Effets de la crise sanitaire sur le milieu communautaire – Portrait de la situation pour les organismes du Québec, 2021, iris-recherche.qc.ca/publications/effets-de-la-crise-sanitaire-sur-le-milieu-communautaire-portrait-de-la-situation-pour-les-organismes-du-quebec.

11 OBSERVATOIRE DE l’ACA, Point de rupture. Impact de la crise de COVID-19 sur les organismes d’action communautaire autonome, 2022, observatoireaca.org/wp-content/uploads/2022/05/OACA_Rapport-sondage-2021.pdf.

12 PRESSE-TOI À GAUCHE, Le gouvernement Couillard interpellé : « Non aux PPP sociaux », 2014, www.pressegauche.org/Le-gouvernement-Couillard-interpelle-Non-aux-PPP-sociaux-17644.

13 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, 2022, op. cit.

14 Maxim FORTIN, « La philanthropie d’investissement au cœur de la gouvernance du social : une comparaison Québec/New York », Politique et Sociétés, vol. 42, no 2, 2023, www.erudit.org/fr/revues/ps/2023-v42-n2-ps07321/1092580ar.pdf.

15 Voir notamment les publications de la Robin Hood Foundation, pionnière de cette approche : robinhood.org.

16 Ira SILVER, 2006, op. cit.

17 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, 2022, op. cit. Calculs effectués par l’IRIS.

18 Bernard JOUVE, « La gouvernance urbaine : vers l’émergence d’un nouvel instrument des politiques ? », Revue internationale des sciences sociales, vol. 3, nos 193-194, 2007, p. 387-402.

19 Maxim FORTIN, op. cit.

20 En rappel, nous estimons qu’un soutien à la mission « prépondérant » représenterait au moins 70 % du financement de l’action communautaire.

Téléchargement(s)

Télécharger la publication