PL106 – Manque-t-il de médecins de famille au Québec?
14 mai 2025
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Le projet de loi 106 déposé la semaine dernière par le ministre de la Santé, Christian Dubé, vise notamment à améliorer l’accès aux médecins de famille en réformant leur mode de rémunération, dont une partie de celle-ci serait désormais liée à des indicateurs de performance. Le projet de loi instaure aussi de nouveaux mécanismes de prise en charge des patientes et des patients orphelin·e·s par les « milieux de pratique » présents sur chaque territoire, entre autres mesures. Voici le premier d’une série d’articles visant à analyser différents enjeux liés à ce projet de loi.
En réaction à cette nouvelle réforme que souhaite imposer le gouvernement, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) affirme que les problèmes d’accès aux services sont avant tout causés par une pénurie de médecins de famille au Québec. Il manquerait selon elle entre 1500 et 2000 médecins pour être en mesure de répondre aux besoins de la population. Que nous disent les données à ce sujet?
Regardons d’abord l’évolution du nombre de médecins de famille par habitant·e au Québec depuis le début des années 1990. Rappelons qu’à cette époque, le gouvernement considérait qu’il existait non pas une pénurie, mais un surplus de médecins dans la province, ce qui a contribué à justifier les mises à la retraite massives du milieu de la décennie. Lorsqu’on compare le nombre actuel de médecins de famille par habitant·e avec celui de 1991, soit avant ces mises à la retraite, et qu’on pondère la population du Québec en fonction de son vieillissement grandissant durant la période (en reprenant la méthodologie utilisée dans cette étude), on constate que le nombre de médecins de famille par habitant·e est aujourd’hui en baisse de 3 % par rapport à cette époque « d’abondance » . Cette diminution représente l’équivalent d’environ 300 médecins en moins (si on ne pondère pas la population en fonction du vieillissement, on constate plutôt une hausse de 18 %).
À titre comparatif, dans le cas des infirmières, la baisse est de 11 % durant la même période, une diminution presque quatre fois plus forte que celle des médecins de famille (graphique 1). On remarque également que si les mises à la retraite du milieu des années 1990 ont fait radicalement chuter l’effectif infirmier à l’époque, rien de tel ne s’est produit dans le cas des médecins de famille.
Malgré cette diminution historique relative, le Québec se classe aujourd’hui plutôt bien lorsqu’on le compare avec le reste du Canada : à 130 médecins de famille par 100 000 habitant·e·s selon l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), il était en 4e place sur 13 provinces et territoires en 2023 (graphique 2).
L’ICIS précise toutefois dans ses notes méthodologiques que ses données surestiment le nombre de médecins de famille au Québec puisque depuis 2019, les médecins spécialistes non agréé·e·s sont classé·e·s parmi les médecins de famille. Néanmoins, le Québec est systématiquement au-dessus de la moyenne canadienne depuis le début des années 1990. De plus, si on utilise plutôt les données du Collège des médecins du Québec pour l’année 2023 et qu’on les rapporte aux données démographiques de l’Institut de la statistique du Québec, le Québec compte 122 médecins de famille par 100 000 habitants, ce qui le classe au 6e rang, toujours au-dessus de la moyenne canadienne, qui est de 120.
Maintenant, on peut se demander comment se classe le Canada par rapport au reste du monde. Les données de l’OCDE indiquent très clairement qu’en ce qui concerne l’ensemble des médecins (incluant les spécialistes), le Canada est en queue de peloton : en 2021, il se situait au 33e rang sur 37 pays de l’OCDE pour le nombre de médecins par habitant·e. Cependant, ces données indiquent également que le Canada est un des pays où la proportion de médecins de famille par rapport à l’ensemble des médecins est la plus élevée : avec 47,4 % du total de ses médecins qui sont des médecins de famille, le Canada est largement au-dessus de la moyenne de l’OCDE, qui est de 22,3 %. En fait, il n’y a qu’au Portugal et au Chili que la proportion de médecins de famille par rapport au total des médecins est plus élevée qu’au Canada. Si on applique ce pourcentage au nombre total de médecins par habitant·e pour chaque pays, il en résulte qu’en 2021, le Canada se trouvait au 4e rang sur 37 pays de l’OCDE pour le nombre de médecins de famille par habitant·e (graphique 3).
Bien sûr, ces données doivent être traitées avec prudence puisque, comme le précise l’OCDE, les critères de catégorisation des médecins parmi les médecins de famille peuvent différer d’un pays à l’autre. Et en effet, lorsqu’on regarde plutôt les données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elles divergent de manière importante de celles rapportées par l’OCDE pour certains pays.
Si on s’appuie plutôt sur les données de l’OMS pour calculer le nombre de médecins de famille par habitant·e, le Canada se place au 11e rang des 36 pays de l’OCDE pour lesquels les données sont disponibles. Il reste au-dessus de la moyenne de l’OCDE et devance largement des pays comme l’Allemagne, la Norvège et le Danemark, qui font partie des pays avec le taux de besoins médicaux non satisfaits parmi les plus bas et qui sont aussi réputés pour offrir une bonne prise en charge de la population en première ligne.
Comme on le constate, rien dans les données disponibles ne nous permet d’affirmer qu’il existe une grave pénurie de médecins de famille au Québec: la province se classe plutôt bien au sein du Canada pour le nombre de médecins de famille par habitant·e. Quant au Canada, il se classe lui-même très bien parmi les pays de l’OCDE, loin devant des pays qui font beaucoup mieux en matière de prise en charge de la population par les services de première ligne. Évidemment, le Québec a une population particulièrement vieillissante, ce qui augmente ses besoins en soins médicaux, mais la proportion des personnes de 65 ans et plus au Québec en 2021 (20,8%) était comparable à celle du Danemark (20,1%) et inférieure à celle de l’Allemagne (22 %), deux des pays qui font mieux que le Québec avec moins de médecins.
Devant ces chiffres, il est difficile de conclure que les problèmes d’accès aux médecins de famille et que le sentiment de surcharge qui anime plusieurs d’entre eux et elles sont causés par un manque de médecins. Il n’en demeure pas moins que ces problèmes d’accès et la surcharge vécue par les médecins sont bien réels. Comment les comprendre dans ce cas? Explications à venir dans les prochains articles.