L’Europe parviendra-t-elle à s’en sortir ?
9 octobre 2012
La crise qui secoue l’Europe fournit une illustration saisissante de l’ascendant qu’ont pris les marchés financiers dans la gouverne des peuples. Cette crise, qui met en péril l’avenir de l’euro, la monnaie commune à 17 des 27 États membres de l’Union européenne (UE), conjugue une crise financière, une crise de la dette souveraine, une crise économique et surtout, une crise de l’emploi. Dans son sillage, se multiplient les crises sociales et politiques. Quatre ans et dix-neuf sommets des dirigeants plus tard, où en sont les choses ?
Le déclencheur : la crise financière de 2007-2008
Il n’est pas inutile de rappeler que l’origine de la crise se situe dans les transformations subies par le secteur financier au cours des années 1990, quand les banques se sont mises à vouloir faire des profits plus élevés et plus rapides en vendant et achetant des produits financiers de toutes sortes. Divers changements comme le décloisonnement des activités financières, la multiplication des produits dérivés, l’accélération du roulement des capitaux et le contournement des règles prudentielles par le biais de la titrisation des prêts, ou encore des innovations douteuses comme les hedge funds voués à la spéculation, ont amplifié un processus carburant déjà au crédit facile. La rémunération du personnel bancaire en fonction de la valorisation boursière (stock-options et bonis) a également favorisé la perversion d’un secteur de services qui jouait traditionnellement un rôle d’intermédiation entre les épargnants et les emprunteurs. Cet amas financier hypertrophié (on peut difficilement parler de système quand aucune règle ne tient) a frappé un mur en 2007-2008 suite à l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis. Quand des doutes se sont installés sur la valeur des produits financiers structurés incorporant des prêts hypothécaires douteux, les fameux subprime, le château de cartes s’est écroulé et le système de crédit s’est figé. L’onde de choc de la débâcle financière américaine s’est propagée dans le monde, provoquant les mêmes effets sur les banques européennes qui s’étaient livrées aux mêmes pratiques à haut risque. C’est ce qui a entraîné l’effondrement, par exemple, de la banque Northern Rock au Royaume-Uni, des trois banques islandaises, de l’Anglo Irish Bank irlandaise. En outre, la crise financière a déclenché une récession mondiale d’une ampleur inédite depuis la dépression des années 1930.
La récession détériore les finances publiques
Pour éviter le pire, les gouvernements se sont portés à la rescousse des banques en difficulté, injectant des milliards en liquidités et en capital, (4500 milliards d’euros selon la Commission européenne), dont une bonne partie est venue grever les dépenses publiques, peser sur les contribuables et gonfler la dette publique. En Irlande, par exemple, le sauvetage de la banque Anglo Irish a coûté 29 milliards d’euros. Le déficit du gouvernement a bondi à 31 % du PIB en 2010. La dette publique a grimpé de 29 % du PIB en 2007 à 122 % en 2012. Pour relancer les économies déprimées, des plans de stimulation ont également été mis en œuvre un peu partout, amortissant à tout le moins l’amplitude de la récession. Ces politiques, utiles et nécessaires dans le contexte, ont inévitablement gonflé les déficits et alourdi la dette publique, au moment même où les recettes des États fléchissaient en raison de la récession. Selon l’OCDE, pour 15 pays européens, la dette brute a grimpé de 71,8 % du PIB en 2007 à 99,1 % en 2012.
La crise de la dette souveraine prend le relais
C’est contre cette toile de fond qu’a éclaté la crise de la dette souveraine tard en 2009 quand la spéculation, toujours à l’affût du maillon faible, s’est mise à attaquer certains petits pays fragilisés par la récession en exigeant des primes de plus en plus fortes pour refinancer leur dette publique. C’est à ce moment que sont véritablement apparues les faiblesses et limites du cadre institutionnel régissant la zone euro. Étranglés par les marchés, la Grèce, le Portugal et l’Irlande se sont tournés vers les partenaires pour obtenir de l’aide financière, vu que les traités existants interdisent à la Banque Centrale Européenne (BCE) de financer directement les États. En effet, traumatisés par les épisodes d’hyperinflation du passé, les Allemands s’y opposent, craignant qu’une banque centrale disposant d’un tel pouvoir ne puisse résister à la tentation d’abuser de la planche à billets. En conséquence, seules les banques privées sont autorisées à prêter aux gouvernements, une véritable aberration. Des plans de sauvetage financiers ad hoc sous l’égide de la troïka (Commission Européenne, BCE et FMI) ont donc été organisés.
L’austérité partout
En contrepartie de l’aide financière, les partenaires, menés par le tandem Merkel-Sarkozy, ont exigé des engagements visant l’assainissement des finances publiques et l’accroissement de la productivité par le biais de politiques d’austérité budgétaire (congédiement de fonctionnaires et réduction de leurs salaires, compressions des programmes sociaux, détérioration des retraites), de privatisations d’équipements collectifs, de mesures de libéralisation du marché du travail et autres réformes structurelles de type néolibéral. Au moment du sommet du G-20 à Cannes, début novembre 2011, on est allé jusqu’à imposer le banquier Papademos à la tête du gouvernement grec et acculé le président italien à la démission en faveur du technocrate Monti, avec mandat de superviser la mise en application des plans d’austérité.
Aiguillonnés par les agences de notation et soucieux d’éviter les mêmes pressions des marchés financiers, les autres pays ont appliqué le même genre de politique d’austérité. Les Britanniques ont même fait preuve d’un zèle exceptionnel en la matière avec leur doctrine de « l’austérité expansionniste ». Tout cela n’a fait qu’empirer la situation économique générale et a provoqué de graves crises sociales et politiques. Bilan : la région est aujourd’hui replongée dans la récession, avec un taux de chômage atteignant un sommet historique de 11,3 %, soit 25 millions de chômeurs. En Grèce et en Espagne, les taux de chômage atteignent 25 %, et 50 % chez les jeunes… et toujours plus d’austérité est exigée.
Les banques toujours empêtrées
Ironiquement, les détenteurs de la dette de ces pays sont surtout des banques européennes, sous-capitalisées pour la plupart, exposées dès lors à des pertes difficilement supportables en cas de défaut de paiement. Cela motive grandement les autres partenaires européens à chercher des moyens pour garder à flot les États chancelants du sud européen. C’est aussi pourquoi les banques étrangères, qui détiennent les deux tiers de la dette grecque, ont accepté une dépréciation de 53,5 % de la valeur de leurs obligations lors du deuxième plan de sauvetage en février 2011, plutôt que de tout perdre. La question se complique aussi du fait que, à la différence des autres types d’actifs, les banques ne sont pas tenues de constituer des réserves au regard des titres publics qu’elles possèdent, au motif qu’un État ne peut faire faillite. Une telle hypothèse est devenue questionnable depuis la défaillance de l’Argentine en 2001[1]. Le fait de détenir des titres de pays dont le crédit est plus ou moins fiable déteint sur celui de ces banques, et limite donc leur capacité de se refinancer auprès des autres banques pour leurs opérations courantes, ce qui restreint le crédit. Tout cela explique l’insistance mise sur la recapitalisation des banques pour contrer le risque systémique, c’est-à-dire la nécessité de posséder suffisamment de fonds propres pour faire face aux éventualités. Les progrès de ce côté semblent pour le moment plutôt minces.
Création de pare-feu : seront-ils efficaces ?
Pour soutenir les pays en difficulté et éviter la contagion de la spéculation aux plus gros pays comme l’Espagne ou l’Italie, des pare-feu ont été constitués, prenant la forme de fonds financiers comme le Fonds européen de stabilité financière (FESF), qui sera remplacé en 2013 par le Mécanisme européen de stabilité (MES) disposant d’une force de frappe de 500 milliards d’euros. Mais le recours à ces fonds est assujetti à des conditions allant dans le sens d’un durcissement des politiques d’austérité, ce qui en diminue sensiblement l’attrait.
Les euro-obligations : une solution intéressante
Une solution avancée pour faire échec à la spéculation et abaisser les coûts de financement des gouvernements est cette idée d’euro-obligations (eurobonds). Les emprunts publics seraient mis en commun à travers l’émission d’obligations portant un taux d’intérêt reflétant la moyenne des taux auxquels les pays empruntent présentement. Cela reviendrait à mutualiser la dette publique, comme l’ont fait les États-Unis au moment de leur fondation avec les dettes respectives des États. Cette idée, appuyée par plusieurs pays, se heurte à l’opposition de l’Allemagne qui, en plus de subir une hausse du coût de ses emprunts, estime qu’elle inciterait les pays plus fragiles à renoncer aux réformes préconisées. Pour reprendre l’image du président de la banque centrale allemande, Jens Weidmann, « ce serait comme prêter la carte de crédit familiale à un cousin dépensier ». La question doit être rediscutée lors du sommet d’octobre. Comme alternative, l’Allemagne proposerait de remplacer l’actuel système de subventions aux infrastructures par un budget commun pour financer les infrastructures dans les pays en difficulté, moyennant conditions, lequel ferait appel à la taxe sur les transactions financières.
D’autres initiatives pour renflouer les banques
Depuis la fin de l’année dernière, plusieurs initiatives ont été prises touchant le financement. En décembre 2011, puis en février 2012, la BCE a prêté aux banques un total de 1000 milliards d’euros pour trois ans au taux avantageux de 1%. On s’attendait à ce que les banques utilisent ces sommes pour stimuler l’économie en prêtant davantage aux ménages et aux entreprises. Mais les banques ont plutôt consacré ces sommes au refinancement de leurs propres dettes arrivant à maturité.
Début septembre, le président de la BCE, Mario Draghi, a annoncé un nouveau programme, baptisé Outright Monetary Transactions, en vertu duquel la banque pourrait racheter sans limites la dette secondaire des États (les obligations en circulation), contribuant ainsi à réduire leurs coûts de financement. Ces achats se feront à la condition stricte que les pays qui souhaiteront en bénéficier formulent une demande d’aide au Fonds européen de stabilité financière (FESF). En clair, cela signifie qu’ils devront se soumettre à un programme d’austérité supervisé par les autres pays d’Europe et possiblement le FMI.
L’Espagne sur la sellette
En juillet 2012, la zone euro a donné le feu vert à un plan d’aide pour les banques espagnoles pouvant atteindre 100 milliards d’euros, à condition qu’elles s’en servent pour se recapitaliser, c’est-à-dire augmenter leurs fonds propres, et ainsi contribuer à stabiliser la zone euro. Tout comme aux États-Unis, ces banques sont fragilisées par l’éclatement d’une gigantesque bulle immobilière qu’elles ont largement contribué à créer. Mais l’Espagne craque de partout avec son niveau de chômage terrible, la récession, les déficits publics, les coûts d’emprunts à la hausse, les régions aux abois, les manifestations contre l’austérité, les velléités de sécession catalanes, etc. Plusieurs pressent le gouvernement Rajoy de solliciter une aide plus globale auprès des partenaires européens. Le gouvernement espagnol s’y refuse en raison des conditionnalités qui s’apparentent à une mise sous tutelle. Il préférerait mettre en œuvre lui-même la politique d’austérité réclamée par les partenaires et obtenir une aide sans conditions. Pour le peuple, cela ne changerait pas grand-chose.
Pacte sur la croissance et taxe Tobin: un virage significatif ?
En juin dernier, les Européens se sont engagés à mettre en place un pacte sur la croissance et l’emploi qui doit totaliser 120 milliards d’euros, l’équivalent de 1,0% du PIB européen. Sans constituer un virage complet, cela marque un certain décrochage par rapport à la ligne du tout à l’austérité qui prévalait avant l’élection du nouveau président français, François Hollande. À cela il faut ajouter l’introduction en France, début août, d’une nouvelle taxe sur les transactions financières inspirée de la taxe Tobin. Celle-ci consistera en un prélèvement de 0,2 % sur les achats d’actions des grandes sociétés. La taxe s’appliquera aussi, pour commencer, sur certains produits dérivés et les transactions à haute fréquence. Un dixième des recettes prévues de 1,6 milliard d’euros sera consacré à l’aide au développement. Ces initiatives, aussi louables soient-elles, servent malheureusement de justification au président Hollande pour réviser la position qu’il défendait pendant la campagne électorale concernant son refus de souscrire au nouveau pacte budgétaire.
Pacte budgétaire : l’austérité à perpétuité
Le pacte budgétaire, formellement appelé le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), a été adopté au sommet européen tenu au début de mars 2012. Il entrera en vigueur en janvier 2013 si au moins douze États de la zone euro l’ont ratifié. Le projet repose sur la « règle d’or » selon laquelle l’État ne peut dépenser plus que ses revenus. Plus précisément, il prévoit que le déficit structurel hors éléments exceptionnels et intérêts sur la dette ne doit pas dépasser 0,5 % du PIB sous peine de sanctions quasi-automatiques. En outre, les dépassements de la dette publique par rapport à 60 % du PIB, doivent être résorbés au rythme de un vingtième par année. Par exemple, pour un pays dont la dette représente 90 % du PIB, l’effort serait de 1,5 % du PIB par année. Ces nouvelles règles enfermeront les finances des États dans une camisole de force. Au plan économique, cela revient à interdire de financer l’investissement par emprunt, un véritable non-sens. Le projet fait l’objet d’une vive contestation sociale dans plusieurs pays, particulièrement en France.
L’Union bancaire : un chantier qui démarre
Un projet d’union bancaire a été présenté en septembre en vue d’établir un nouveau cadre réglementaire qui reposerait sur trois piliers : la supervision centralisée, un mécanisme de résolution des faillites bancaires et une assurance des dépôts des banques. Pour le moment, des désaccords se manifestent sur à peu près tous les sujets. Par exemple, la France souhaite une supervision des quelques 6000 banques européennes, tandis que l’Allemagne se contenterait d’une supervision des grandes banques présentant un risque systémique.
Comment rétablir la compétitivité économique ?
Enfin, l’une des questions les plus épineuses pour les pays de la zone euro concerne le rétablissement de la compétitivité de certaines économies afin d’assurer la reprise de la croissance économique. Dans les pays disposant de leur propre monnaie, les ajustements nécessaires s’opèrent à travers une dévaluation de la monnaie, ce qui permet de relancer les exportations, mais au prix d’une réduction du pouvoir d’achat national pendant un certain temps. Une telle avenue est impraticable pour les pays de la zone euro, qui partagent une monnaie commune. L’alternative néolibérale consiste à appliquer une politique déflationniste (baisser les prix) qui passe notamment par la compression des salaires, ce qui ne fait qu’ajouter aux souffrances des peuples.
Conclusion
L’impression d’une sorte de work in progress se dégage de ce survol de la crise européenne. Ce qui vient à l’esprit c’est moins l’image que les mesures prises constituent autant de briques dans la construction de l’édifice européen, que celle de tentatives improvisées pour étayer tant bien que mal une maison dont diverses sections menacent de s’écrouler. Il est vrai qu’il ne faut pas sous-estimer les difficultés de gouvernance de ce regroupement d’États souverains aux caractéristiques fort différentes. Néanmoins, la pression des marchés financiers exacerbe partout les tensions sociales et politiques et pose un défi sérieux pour la gouvernance démocratique. Fondamentalement, l’enjeu de cette crise c’est de déterminer qui gouvernera, des pouvoirs publics démocratiques ou des marchés financiers. Le défi, c’est de trouver comment construire une Europe des solidarités différente de celle fondée sur une nouvelle normalisation néolibérale.