Le retour et la chute du keynésianisme pendant la crise économique
23 mai 2012
Ce billet vise à présenter certains éléments tirés d’une étude de Henry Farrell et John Quiggin (entre autres auteur du livre Zombie Economics: How Dead Ideas Still Walk among Us – L’économie zombie : Comment les idées mortes sont toujours bien vivantes), que j’ai trouvée très éclairante sur le retour en force du keynésianisme lors de la dernière crise et sa disparition aussi soudaine.
Pour analyser cette question, les auteurs ont tout d’abord examiné comment les consensus émergent dans une communauté scientifique. Ils ont ensuite étudié le rôle des relations de pouvoir et de leur structure dans la diffusion des idées (contagion) et dans la création de consensus et de dissensions. Tout cela étant très technique, j’ai laissé cette partie de côté et ne ferai que présenter l’historique de l’évolution du consensus économique avant, pendant et après la crise. C’est déjà beaucoup!
Évolution du consensus économique
– avant la crise
Après avoir dominé la théorie économique occidentale pendant plus de 30 ans, le keynésianisme a commencé à perdre des plumes à partir des années 1970 et 1980. Pire, il a graduellement disparu de l’enseignement aux État-Unis, de loin le pays le plus influent dans la discipline, étant remplacé par le néoclassicisme et le monétarisme de l’École de Chicago. Les préceptes de cette école se sont rapidement étendus aux organismes internationaux comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), que ce soit sous le vocable du consensus de Washington ou sous la forme de programmes d’ajustements structurels.
Il s’agissait en fait d’un consensus apparent, puisque de nombreuses têtes d’affiche de la profession, comme Paul Krugman, Joseph Stiglitz, Brad De Long et Olivier Blanchard, adhéraient encore au keynésianisme. En plus, certains outils d’analyse keynésiens étaient encore utilisés par de nombreux organismes nationaux et internationaux. La bête était discrète, mais pas morte…
– durant la crise
À l’arrivée de la crise, le keynésianisme a rapidement repris du galon aux États-Unis, mais faisait face à une forte résistance en Europe, surtout en Allemagne. Mais, il ne s’agissait pas d’une résurrection, car, un peu avant la crise, certains organismes avaient atténué fortement l’utilisation des solutions néoclassiques d’ajustements structurels, notamment le FMI, sous la présidence de Dominique Strauss-Kahn et avec l’appui de son économiste en chef, Olivier Blanchard. Ceux-ci recommandaient en effet dès le début 2008 (un peu avant le déclenchement de la crise) l’utilisation des politiques fiscales pour faire face aux premiers signes annonciateurs de la crise, politiques mises de côté depuis plus de 20 ans par cet organisme. Ils insistaient, avec d’autres économistes, pour une utilisation massive et coordonnée internationalement de ces outils pour éviter que certains pays en bénéficient sans y participer. L’absence de solution du côté des néoclassiques (ces derniers niaient la possibilité même d’une crise quelques mois avant qu’elle ne survienne) a aussi aidé au développement de ce nouveau consensus. Finalement, la «reconversion» au keynésianisme d’un certain nombre de ses adversaires (dont Richard Posner et Martin Feldstein) a aussi contribué à ce revirement.
Face à ce nouveau consensus apparent (on le verra plus loin), même les plus sceptiques, comme Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, sont restés cois. De même, les dirigeants politiques ont vite constaté que les instruments monétaires et néoclassiques étaient insuffisants pour faire face à ce monstre. Aux États-Unis, le désaccord ne portait pas sur la pertinence d’intervenir, mais sur l’ampleur de cette intervention. La Chine, elle, a embarqué rapidement avec probablement le plan de relance le plus important. En Europe, même si plusieurs doutaient de la pertinence des plans de relance, le nouveau consensus chez les économistes a «forcé» tous les pays à intervenir au moyen d’augmentation des dépenses gouvernementales. La plus grande résistance est venue de l’Allemagne, moins touchée par la crise, qui a fini par se plier aux pressions extérieures et aux recommandations de son conseil des économistes, pourtant historiquement anti-keynésien. Le revirement spectaculaire des économistes allemands montre l’ampleur du désarroi des économistes néoclassiques face à cette crise qui n’aurait jamais dû exister selon leur théorie…
– après la crise
Dès le milieu de 2010, le réveil keynésien était terminé. Selon les auteurs, un des facteurs principaux de ce revirement fut le coût prohibitif du sauvetage du secteur financier pour quelques pays dont la solvabilité fut remise en question. Ce fut d’abord la cas de petits pays, comme l’Islande, dont la situation n’aurait pas dû représenter une menace importante. Et elle n’en représentait pas!
Par contre, cette situation a servi d’argument pour raviver le discours des néoclassiques qui étaient restés silencieux pendant plus de deux ans. En plus, les keynésiens étaient divisés. Certains pensaient que les plans de relance avaient été trop timides, tandis que d’autres croyaient, comme les néoclassiques, qu’une fois le choc de la crise passé, il étaient temps de se préoccuper davantage des déficits et des dettes publiques, bref d’adopter des politiques d’austérité. Une grande partie du débat s’est alors déplacé vers l’importance de prendre des actions pour redonner confiance aux marchés tandis que les autres (dont Paul Krugman) ridiculisaient cette notion de la confiance, parlant même de l’appel à la «fée confiance» (autre manifestation de la main invisible?). Mais, cela est un autre débat, comme celui de la crainte d’une hausse de l’inflation qui ne s’est jamais manifestée. L’important dans le cadre de cette étude est de constater que ces désaccords mirent fin au consensus keynésien apparent, et que les promoteurs de l’austérité, dont l’Allemagne et la Banque centrale européenne, ont repris le devant du pavé, surtout en Europe, avec les résultats désastreux que les Européens vivent aujourd’hui.
Conclusion
Il est toujours difficile de résumer ce genre d’étude, ce que je n’ai de toute façon pas fait. Même en ne retenant que les éléments liés au déroulement historique du retour et de la chute du keynésianisme et en laissant de côté l’analyse des facteurs contribuant à bâtir des consensus ou des dissensions, j’ai dû bien sûr simplifier à outrance le contenu de cette étude.
Ce résumé aura au moins, je l’espère, donné le goût à certains de prendre connaissance de l’étude complète et de réaliser à quel point les consensus en matière économique demeurent bien fragiles et reposent sur des facteurs pas toujours bien rationnels mais souvent idéologiques.