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Rétablir le financement des services de santé par les entreprises

9 octobre 2024

  • Anne Plourde

Au Québec, le système public de santé et de services sociaux est financé principalement par l’impôt sur le revenu, les transferts fédéraux et les cotisations au Fonds des services de santé (FSS). Bien que peu connu, ce fonds a été historiquement une source majeure de financement du réseau : il couvrait le quart des dépenses du ministère de la Santé et des Services sociaux au début des années 2000. Créé en 1970 dans la foulée de l’assurance maladie, il est financé presque entièrement par les entreprises par l’entremise d’une taxe sur leur masse salariale1.

L’analyse qui suit montre qu’au cours des deux dernières décennies (1999–2019), les cotisations des entreprises au FSS ont considérablement diminué en proportion de leur masse salariale, de leurs revenus imposables et de leurs bénéfices nets2. Autrement dit, la contribution des entreprises au financement des services de santé par l’entremise de ce fonds a connu une croissance beaucoup moins rapide que celle de leur masse salariale, de leurs revenus et de leurs bénéfices. L’analyse permet également de mesurer les conséquences financières de cette évolution sur les revenus de l’État en général et sur le financement des services de santé en particulier, et d’estimer les revenus fiscaux annuels supplémentaires qu’il serait possible de générer en rétablissant le financement du FSS à son niveau de 1999.

Évolution des cotisations des entreprises au FSS (1999–2019)

Le graphique 1 montre que depuis 1999, la croissance de l’impôt sur le revenu payé par les entreprises actives au Québec a été plus rapide que celle de leur revenu imposable3. Cependant, l’impôt sur le revenu n’est qu’une des trois composantes principales des prélèvements fiscaux des entreprises, les deux autres étant les taxes sur le capital et les cotisations au FSS. Lorsque l’on tient compte de l’ensemble de ces composantes, on constate que malgré la hausse considérable de l’impôt sur le revenu payé par les entreprises, leur contribution fiscale totale a connu une augmentation beaucoup moins importante (68 %) que celle de leur revenu imposable (186 %). Le résultat est que leur contribution globale au financement des missions de l’État en proportion de leur revenu a fortement diminué, passant de 33,9 % en 1999 à 18,6 % en 2019.

On constate également au graphique 1 que cette diminution de la charge fiscale totale des entreprises est attribuable à une croissance des cotisations au FSS considérablement plus faible (40 %) que la croissance de la masse salariale (70 %) et des revenus (186 %), ainsi qu’à une chute marquée des taxes sur le capital (- 57 %). La réduction importante des revenus fiscaux tirés de ces taxes est due à leur diminution à partir de 2001 puis à leur abolition en 2012, à l’exception de la taxe sur le capital des sociétés d’assurance instaurée en 1992 et maintenue en 2012.

Quant à la contribution des entreprises au financement des services de santé par l’entremise du FSS, elle est passée de 4,2 % de leur masse salariale en 1999 à 3,4 % en 2019, et de 16 % de leur revenu imposable à 8 %, une diminution de moitié. Cette évolution s’explique en partie par une diminution du taux de cotisation au fonds accordée en 2015 aux petites et moyennes entreprises des secteurs primaire et manufacturier ayant une masse salariale inférieure à 7,2 millions de dollars4.

Cette diminution du taux de cotisation ne suffit toutefois pas à expliquer l’évolution constatée depuis 1999, d’abord parce que les PME concernées pèsent relativement peu dans l’économie québécoise et les revenus fiscaux de l’État, et ensuite parce que la croissance de l’écart entre les cotisations au FSS et les revenus imposables précède la réduction des taux, qui ne survient qu’en 2015. On constate d’ailleurs au graphique 1 que la réduction des salaires assujettis au FSS survenue en 2016 a été momentanée et qu’elle n’a pas eu d’effet notable sur le niveau des cotisations au FSS. De plus, lorsqu’on regarde l’évolution des cotisations des entreprises selon leur taille en chiffres absolus (et donc sans les rapporter à leurs revenus), on constate qu’entre 1999 et 2019, les cotisations des petites et des moyennes entreprises au FSS ont augmenté respectivement de 19 % et de 26 %, alors que les contributions des grandes entreprises ont plutôt diminué de 23 % (graphique 2).

Ce constat est intrigant lorsqu’on sait qu’à l’exception de la baisse mentionnée plus haut, qui ne s’applique qu’à certaines PME, le taux de cotisation exigé des entreprises est resté inchangé, à 4,26 % de leur masse salariale, depuis 1995. Dans ce contexte, comment comprendre l’évolution observée dans les graphiques 1 et 2 ?

Une explication : la financiarisation de l’économie

Le financement du FSS étant basé sur la masse salariale des entreprises plutôt que sur leurs revenus ou leurs bénéfices, il en découle que l’explication principale à la diminution de leurs cotisations à ce fonds est la réduction de leur masse salariale. S’il s’agit d’une réduction en proportion des revenus et des bénéfices dans le cas des PME, la baisse est absolue dans le cas des grandes entreprises : leur masse salariale a diminué de 19 % entre 1999 et 2019, alors que leurs revenus imposables ont augmenté de 104 % et leurs bénéfices nets de 307 % durant la même période5.

Ce phénomène reflète la financiarisation de l’économie québécoise, qui renvoie notamment à la place grandissante occupée par le secteur financier dans l’économie. En vertu de leur position dominante, des acteurs financiers parviennent à accaparer une part croissante des revenus et des profits par des mécanismes financiers indépendants de l’économie réelle (comme les placements ou autres activités financières), c’est-à-dire, entre autres, sans qu’il y ait dans l’économie en général une création importante d’emplois6.

Cette tendance à la financiarisation de l’économie québécoise est illustrée par le fait qu’en 1999, les entreprises du secteur des finances, des assurances et des services immobiliers empochaient 18 % des revenus bruts, 26 % des revenus imposables et 24 % des bénéfices nets totaux générés au Québec, proportions qui ont grimpé respectivement à 23 %, 34 % et 45 % en 20197.

Or, malgré leur poids grandissant dans l’économie, la contribution de ces entreprises au FSS a diminué durant la même période : elles ne versaient en 2019 que 11 % des cotisations totales, contre 14 % en 1999. On constate également au graphique 3 que parmi tous les secteurs économiques, les entreprises du secteur des finances, des assurances et des services immobiliers sont celles qui contribuent le moins au financement du FSS, que ce soit en pourcentage de leurs bénéfices ou de leurs revenus.

Estimation des pertes de revenus fiscaux

La conséquence principale de cette évolution est évidemment une perte de revenus importante pour l’État en général et pour le système de santé et de services sociaux en particulier : alors que les cotisations des entreprises au FSS permettaient de financer le quart des dépenses de santé en 2002-2003, cette proportion n’était plus que de 14 % en 2022-2023 (graphique 4)8.

Le tableau 1 présente les revenus fiscaux annuels supplémentaires dont aurait bénéficié le trésor public par rapport à ceux de 2019 si la croissance des contributions fiscales des entreprises (totales et au FSS) avait été équivalente à la croissance de leurs revenus imposables et de leurs bénéfices nets estimés au Québec. Comme on peut le constater, la perte de revenus fiscaux potentiels est majeure.

Conclusion

Dans un contexte où la crise climatique et le vieillissement de la population génèrent des besoins croissants en services de santé et en services sociaux, il semble impératif de rétablir la contribution des entreprises au financement de ces services.

Toutefois, pour récupérer les pertes de revenus fiscaux des dernières décennies, une simple hausse des cotisations au FSS basées sur la masse salariale des entreprises ne serait probablement pas la meilleure avenue à emprunter. En effet, une telle hausse pèserait de manière disproportionnée sur les petites et moyennes entreprises des secteurs à forte intensité de main-d’œuvre, qui ne sont pas nécessairement celles qui génèrent les revenus les plus importants ni celles qui dégagent les plus grands bénéfices.

Pour récupérer les revenus fiscaux perdus depuis 1999, il faudrait donc revoir plus globalement les prélèvements fiscaux des entreprises, de manière à faire contribuer davantage celles qui engrangent le plus de bénéfices sans faire leur juste part fiscale. En particulier, cette révision de la fiscalité des entreprises devrait viser une meilleure contribution de celles qui profitent de la financiarisation de l’économie pour réaliser la plus grande part des profits générés au Québec sans pour autant créer des emplois. Une première étape en ce sens serait de réformer le mode de financement du FSS pour qu’il soit basé sur les bénéfices des entreprises plutôt que sur leur masse salariale.


1 En 2022-2023, le FSS était financé à 96,25 % par les entreprises. Seul·es les contribuables avec des revenus d’entreprise, des revenus de retraite et des revenus de biens ou de gains en capital cotisent au FSS, couvrant le 3,75 % restant. CHAIRE EN FISCALITÉ ET EN FINANCE PUBLIQUE, Cotisation au Fonds des services de santé par un particulier, 2023, https://cffp.recherche.usherbrooke.ca/wp-content/uploads/2024/02/55_cotisation_fss_2023_VF.pdf.

2 Nous utilisons ici les données des statistiques fiscales des sociétés, qui sont plus complètes et détaillées que celles publiées dans les comptes publics et les comptes de santé. Par souci de cohérence, nous évitons donc de référer à ces autres sources, sauf exception. MINISTÈRE DES FINANCES DU QUÉBEC (MFQ), Statistiques fiscales des sociétés, années d’imposition 1999 et 2019.

3 Les données sont calculées en dollars courants dans l’ensemble de la publication, ce qui ne porte pas à conséquence puisque nous comparons des taux de croissance entre eux.

4 MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX (MSSS), Comptes de la santé 2021-2022 2022-2023 2023-2024, 2024, https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/rapport/RA_23-614-01W_MSSS.pdf.

5 Les statistiques fiscales détaillées par taille d’entreprise et par secteur économique ne contiennent pas l’information sur le revenu brut, le revenu imposable et les bénéfices nets réalisés au Québec. Nous avons néanmoins estimé ces montants en attribuant au revenu brut total, au revenu imposable total et aux bénéfices nets totaux le pourcentage des affaires faites au Québec par taille d’entreprise et par secteur économique.

6 Julia POSCA et Billal TABAICHOUNT, Qu’est-ce que la financiarisation ?, Brochure, IRIS, décembre 2020, https://iris-recherche.qc.ca/publications/quest-ce-que-la-financiarisation/.

7 L’avertissement fait à la note 5 s’applique également ici.

8 Ces données plus récentes montrent également que les tendances qui ressortent de l’analyse des Statistiques fiscales des sociétés se sont poursuivies après 2019.

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