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Un impôt sur la fortune est-il faisable ?

2 mars 2021

  • Guillaume Hébert

Dans un billet récent, nous écrivions que l’heure était venue d’adopter de nouvelles mesures fiscales afin de mieux imposer les grandes fortunes. Ce thème est discuté un peu partout à travers le monde en réaction à l’impact de la COVID-19 sur les finances publiques, aux politiques monétaires expansionnistes qui font gonfler les actifs des super-riches et à quarante ans de croissance des inégalités sous l’égide du néolibéralisme. Toutes les raisons sont bonnes pour mieux imposer la richesse, mais… est-ce possible ?

Il y a deux types d’objections à l’imposition accrue de la richesse. Le premier est théorique et repose sur des dogmes tels que la théorie du ruissellement. Cette idée consiste à réduire l’imposition des plus riches ou des grandes entreprises dans l’espoir qu’ils investissent l’argent ainsi économisé de façon à créer des emplois et à répartir la richesse. Maintes fois démentie, cette théorie est de nos jours surtout crédible à titre de blague.

D’autres préfèrent maintenir les inégalités parce qu’ils craignent un exode des riches. Oui, un gouvernement peut décider d’augmenter l’impôt des plus fortunés, mais ceux-ci risquent de faire comme l’acteur Gérard Depardieu, devenu citoyen russe pour échapper au fisc français. Le chroniqueur Francis Vailles insiste sur cette idée ce matin dans La Presse. L’économiste Mario Jodoin a pour sa part plusieurs fois remis en doute les conclusions trop hâtives de certains quant aux comportements des contribuables fortunés face aux hausses d’impôt. Pour être bref, disons que bien d’autres facteurs entrent en ligne de compte lorsqu’une personne ou une entreprise décide de déménager dans un autre pays.

L’autre type d’objection à l’imposition plus juste des grandes fortunes est de nature davantage technique. Non seulement les riches risquent de « déménager aux Bahamas », avance-t-on, mais il serait fastidieux de demander aux contribuables de déclarer tous leurs actifs. C’est l’argument mis de l’avant notamment dans cet éditorial de Jean-Robert Sansfaçon intitulé, tenez-vous bien, « Fiscalité : temps durs pour les riches ».

Les économistes Thomas Piketty, Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, qui étudient ces questions depuis des années, offrent des réponses convaincantes quant à la possibilité de mettre en place un impôt sur la fortune. Zucman et Saez abordent la question en long et en large dans cet article. Piketty présente quant à lui quelques idées inspirantes en matière de taxation de la richesse dans la dernière section de son ouvrage Capital et idéologie.

L’obstacle principal, disent-ils, est d’ordre politique et non technique. Les perspectives à cet égard sont plutôt bonnes puisque la pandémie actuelle rend obscènes des inégalités qui étaient déjà intenables. Rappelons-nous qu’en 2010, un groupe de milliardaires dont faisaient partie Warren Buffet et Bill Gates s’étaient engagés à faire don de la moitié de leur fortune. L’initiative en question, Giving Pledge¸ n’a pas donné de résultats convaincants. Ce n’est guère surprenant : l’arbitraire de la philanthropie ne remplacera jamais la légitimité d’une véritable fiscalité progressive.

Ensuite, pour taxer efficacement, il faut avoir accès aux données nécessaires afin de mesurer adéquatement le patrimoine des ménages. Le manque de volonté politique a jusqu’à maintenant empêché les administrations fiscales de le faire. Pire, dans certains cas, comme au Canada, on déploie de l’énergie pour protéger l’anonymat des détenteurs de grandes fortunes. Or, l’approche pourrait être complètement différente. En Norvège par exemple, on rend publiques les déclarations d’impôt de tous les citoyens, revenus et actifs compris.

Par ailleurs, une approche qui privilégie la transparence plutôt que l’opacité permettrait le croisement des données détenues par les  administrations fiscales, les instituts statistiques et la banque centrale d’un État. L’autodéclaration des patrimoines et des portefeuilles qui prévaut actuellement présente d’importantes limites si elle ne peut faire l’objet de vérification à partir de la comptabilité nationale.

Thomas Piketty propose ainsi de mettre en place un impôt progressif unifié sur la propriété à partir de la base offerte par la taxe foncière. En effet, la taxe foncière est un impôt sur la propriété qui est calculé en fonction de l’actif détenu et qui ne tient pas compte des autres possessions du propriétaire. Cela entraîne des distorsions importantes dans le régime fiscal, comme lorsque des ménages aux revenus moyens doivent assumer une augmentation disproportionnée de leur taxe foncière lors d’une hausse fulgurante des prix de l’immobilier. Elle a toutefois l’avantage d’être calculée à partir de cadastres publics déjà bien en place comme c’est le cas au Québec avec le rôle d’évaluation foncière.

Piketty propose de mesurer le patrimoine des contribuables à partir de ces registres. Il suggère ensuite que les corporations qui possèdent des biens immobiliers fournissent l’identité des actionnaires et que soit ajoutée à ce portrait l’information sur les portefeuilles financiers que détiennent les banques et autres institutions financières. Un tel portrait permettrait enfin de calculer un impôt progressif sur la propriété. En d’autres mots, il deviendrait possible d’offrir de « forte diminution d’impôt pour tous ceux qui détiennent des patrimoines modestes et moyens ou qui sont en voie d’accession à la propriété, et une augmentation pour ceux qui détiennent déjà des patrimoines importants » (Capital et idéologie, p. 1143).

En réponse au chantage des riches et aux campagnes de dissuasion des chroniqueurs de droite, il faudrait par ailleurs envisager des mesures beaucoup plus sévères à l’endroit des personnes souhaitant délocaliser leurs actifs ailleurs dans le monde pour éviter un impôt plus élevé sur la fortune. Les citoyens devraient être tenus de déclarer l’entièreté de leurs actifs, peu importe où ils se trouvent dans le monde. S’ils souhaitent renoncer à leur citoyenneté pour échapper à leurs obligations fiscales, ils devraient être soumis à une « exit tax ». Aux États-Unis, les propositions de ce type de mesures suggèrent des taxes allant jusqu’à 40 % des actifs d’une personne qui souhaite déplacer sa fortune à l’étranger. Les plus ardents défenseurs de la propriété privée y verront une injustice. On leur rétorquera qu’une fortune n’est jamais le fruit des actions d’un individu seul. Elle est toujours extraite d’une communauté et d’un environnement qui l’a rendue possible.

À terme, il faudra envisager la mise en place d’un cadastre financier public auquel tous les États pourront se référer pour connaître les actifs financiers des particuliers et des sociétés. Piketty fait remarquer que ce type de banques d’information existe déjà, mais qu’elles sont détenues par des organisations privées. Avec les moyens technologiques qui sont actuellement à notre disposition, il est effectivement difficile de croire qu’une telle coopération fiscale soit techniquement impossible. Mais d’ici à ce que des ententes rendent possible la mise en place de telles infrastructures informationnelles, les États peuvent déjà entreprendre d’améliorer le financement des services publics et la redistribution de la richesse à l’aide de nouveaux outils fiscaux.

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