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La mémoire sélective du milieu des affaires québécois

21 avril 2020

  • Anne Plourde

Dans une lettre publiée récemment dans les pages du Devoir, les représentants officiels du milieu des affaires québécois ont louangé avec raison « les héros de tous les jours » que sont le personnel soignant et de soutien ainsi que toutes les autres travailleuses et travailleurs (dans les épiceries, les pharmacies, le transport des personnes et des marchandises, etc.) qui assurent actuellement notre survie et qui — on le découvre aujourd’hui avec stupéfaction — réalisent un travail essentiel. Il semble qu’un petit rappel du rôle joué par les organisations d’affaires et patronales dans l’histoire du système de santé et de services sociaux québécois s’impose.

Depuis la syndicalisation des travailleuses et des travailleurs du secteur public au milieu des années 1960, les chambres de commerce du Québec et leur Fédération, qui seront rejointes par le Conseil du patronat créé en 1969, ont mené une lutte farouche et sans relâche contre le droit de grève, les hausses de salaire et l’amélioration des conditions de travail de ces travailleuses et travailleurs. Qu’ils les qualifient aujourd’hui de « héros » et qu’ils reconnaissent soudainement leur contribution vitale à la société a donc de quoi faire sourciller.

Une des motivations centrales des organisations patronales était d’éviter que l’amélioration des conditions salariales et de travail dans le secteur public ne nourrisse les revendications et la combativité des travailleuses et des travailleurs du secteur privé. Elles ont ainsi joué un rôle majeur dans la dégradation de ces conditions, tant dans le secteur public que privé.

À cet égard, la résistance bornée de ces mêmes organisations à toute hausse du salaire minimum (et même au principe d’un salaire minimum) explique en grande partie que ces travailleuses et ces travailleurs, qui accomplissent des tâches pourtant essentielles, soient fortement dévalorisés et honteusement sous-payés. Le problème est d’ailleurs si criant que l’État doit maintenant, à grand renfort de fonds publics, suppléer au refus des patrons d’assurer à leurs employés un revenu décent et multiplier les mesures d’aide financière pour éviter que ces travailleuses et ces travailleurs dont nous avons tant besoin ne quittent le bateau.

Dès la création de notre système sociosanitaire public au début des années 1970, les chambres de commerce et le Conseil du patronat ont aussi multiplié, souvent avec succès, les pressions sur les gouvernements successifs pour qu’ils limitent ou réduisent les dépenses en santé et services sociaux. En cela, elles portent une part importante de responsabilité pour les années d’austérité qui ont fortement réduit la capacité de notre réseau à faire face à la pandémie en cours.

De même, par leurs assauts répétés visant à favoriser la privatisation et la marchandisation des soins et des services, elles ont directement contribué à affaiblir et à éroder notre système public. Il est d’ailleurs révélateur que parmi toutes les organisations ayant témoigné devant la commission parlementaire chargée d’étudier la réforme Barrette de 2015 — dont on constate aujourd’hui les conséquences dramatiques —, une des seules (sinon la seule) organisations à s’être prononcée en faveur de cette réforme est la Fédération des chambres de commerce du Québec, qui y voyait avec justesse de nouvelles occasions de sous-traitance, de marchandisation et de privatisation.

Pour qui connaît bien l’histoire du système public de santé et de services sociaux au Québec ainsi que le rôle qu’y ont joué le milieu des affaires et ses représentants, l’hypocrisie des principales organisations patronales et d’affaires du Québec s’avère particulièrement indécente. En conclusion de leur lettre, elles nous annoncent qu’elles entendent convenir prochainement avec le gouvernement d’un plan de relance économique pour préparer l’après-pandémie. Or, l’histoire nous apprend que s’il n’en tient qu’à elles, ce plan de relance reposera sur la socialisation des pertes et la privatisation des profits, sur le retour à une accumulation capitaliste insoutenable pour la suite du monde ainsi que sur des mesures d’austérité destructrices des services publics. Il est donc crucial, et même vital que la construction de la société post-COVID-19 ne soit pas laissée entre leurs mains.

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