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Je me souviens du plein emploi

4 mai 2018

  • Guillaume Hébert

En Amérique du Nord, la Fête du Travail (en septembre) est fériée, mais celle des Travailleuses et des Travailleurs (le 1ermai) ne l’est pas. Comme avec « Black Lives Matters » versus « All Lives Matters », nous nous retrouvons devant une bataille idéologique, où un camp cherche à combattre des injustices et l’autre cherche à faire comme si elles n’existaient pas. Mais cette année, alors que l’économie semble tourner à plein régime, profitons-en pour nous rappeler comment le « plein emploi » n’a pas toujours été accidentel comme aujourd’hui et qu’il a déjà constitué un objectif central.

Jadis, la mission principale confiée à la Banque centrale – vous savez cette banque pas comme les autres qui nous annonce de temps à autre si on va monter ou descendre les taux d’intérêt – c’était le plein emploi. On lui demandait de manier les leviers économiques qu’elle détient de façon à nous débarrasser du chômage et faire en sorte que tout le monde puisse avoir un travail.

Le choc de Volcker

À la fin des années 70, l’inflation atteignait 10% par année (contrairement environ 2% de nos jours). Pour mettre un frein à cette augmentation et stabiliser les prix, les gouvernements décident d’appliquer des mesures extrêmes. Le symbole de cette époque sera Paul Volcker, le président de la Réserve fédérale étasunienne. En mars 1980, il fait grimper les taux d’intérêt de 10,25% à 20%. En rendant le « coût de l’argent » si élevé, les ménages et les entreprises finissent par arrêter de dépenser. Comme le montre le graphique ci-dessous, l’inflation chute effectivement et au passage, l’économie entreen récession. Mais, les économistes néoclassiques sont satisfaits : dorénavant, les Banques centrales se concentreront sur le contrôle de l’inflation et secondariseront d’autres objectifs, tels que réduire le chômage ou réduire la pauvreté.

Taux d’inflation annuel, pays de l’OCDE, 1975-2016

Source : OCDE

Il y aurait beaucoup de choses à écrire sur les causes et les conséquences de l’abandon de l’objectif du plein emploi. Mentionnons simplement quelques-uns des impacts importants qui montrent clairement comment ce virage, que certains présentent comme un simple ajustement technique, est en fait un choix politique lourd de conséquences où se clive les gagnants et les perdants.

Qui craint l’inflation comme la peste ?

D’abord, lorsque l’inflation croît trop rapidement, les travailleurs et les travailleuses dont le salaire n’est pas indexé (c’est-à-dire qui ne suit pas mécaniquement l’inflation) perdent leur pouvoir d’achat, puisque les prix des biens et services qu’ils se procurent augmentent. Mais, n’oublions pas que l’inflation est aussi et surtout une véritable hérésie pour le monde de la finance puisqu’elle fait fondre les actifs financiers : la valeur des prêts et des versements d’intérêt diminue. Pour l’État, c’est l’inverse : l’inflation élevée fait fondre sa dette (d’ailleurs, certains économistes, à la suite de la dernière crise économique, évoquaient même la possibilité pour les États de réduire leur endettement vis-à-vis des marchés financiers en faisant croître l’inflation).

La bataille pour le contrôle de l’inflation aura donc servi en premier lieu le capitalisme financier. D’ailleurs, on suggère parfois que le début des années 80 marque le commencement d’une « financiarisation du capitalisme », soit un capitalisme où les agents économiques sont de plus en plus soumis à l’intérêt de la haute finance. Rien n’indique par ailleurs qu’une économie où l’inflation est modérée ou même élevée connaîtra des ratés. Quant à l’État (ou plus précisément sa Banque centrale), en haussant les taux d’intérêt à des niveaux prohibitifs, il a fait exploser l’endettement public. Dans le cas du Québec, on sait que c’est de cette façon qu’une vaste part de l’endettement public s’est accumulée, et non parce que nous ne serions qu’une bande d’irresponsables qui vivent collectivement au-dessus de leurs moyens.

Mais, plus généralement, les entreprises vont tirer profit de cette période, puisque la mise au rancart de l’objectif du plein emploi favorise la discipline du travail. On peut utiliser le principe de l’offre et de la demande pour illustrer ce point, car plus les chômeurs et les chômeuses sont nombreux et nombreuses, plus les travailleurs et les travailleuses craignent de ne pas retrouver un emploi s’ils perdent le leur. Les entreprises peuvent, par conséquent, exiger des concessions à leurs salarié-e-s. À l’inverse, lorsqu’on s’approche du plein emploi, les travailleuses et les travailleurs peuvent négocier plus aisément de meilleurs salaires. Les entreprises doivent aussi offrir de meilleures conditions de travail pour embaucher ou pour retenir de la main-d’œuvre.

Les travailleurs et travailleurs en position de force

Pour faire accepter l’abandon de la priorité du plein emploi, on a inventé l’idée selon laquelle il existerait un « chômage naturel » (sans pression inflationniste), ce qui de fait avantage les entreprises. Avec le tournant des années 80, les entreprises ont réussi à casser le modèle socioéconomique d’après-guerre (que l’on désigne comme keynésien ou fordiste), où les travailleurs et les travailleuses avaient globalement beaucoup plus de pouvoir et de bien meilleures conditions de travail.

Avec les indicateurs économiques actuellement très favorables au Canada et en particulier au Québec, où le taux de chômage est maintenant dans un creux historique, la conjoncture est avantageuse pour les travailleurs et les travailleuses en dépit des cris d’alarme lancés par les entreprises qui disent s’inquiéter d’une pénurie de main-d’œuvre. Au moment où le salaire minimum est toujours largement au-dessous du seuil d’un salaire viable et après quarante ans de stagnation des salaires, la priorité absolue actuellement devrait être de permettre aux travailleuses et aux travailleurs de réaliser des gains significatifs.

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