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La révolution qui se fait attendre

24 octobre 2017

  • Eve-Lyne Couturier

Les médecins sont fâchés. Les propriétaires de petites et moyennes entreprises sont outrés. La réforme de la fiscalité fédérale est loin de faire l’unanimité. Sans surprise, les groupes qui voient leurs privilèges s’éroder sont ceux qui sont le plus mobilisés et dont on entend le plus les voix. Mais leurs voix puissantes sont-elles justes pour autant?

Une réforme éthique?

Il y a quelques jours, Peter Dietsch, un économiste et philosophe qui enseigne à l’Université de Montréal, a publié un rapport qui propose un point de vue intéressant pour évaluer la réforme. Son objectif est d’analyser la réforme d’un point de vue éthique. Il part d’abord du principe qu’un régime fiscal juste devrait respecter les principes d’équité horizontale (les personnes ayant des revenus équivalents avant impôt devraient avoir un revenu après impôt similaire) et verticale (les personnes ayant un revenu plus élevé devraient payer plus d’impôt, en proportion de leur revenu et de manière absolue).

Peter Dietsch ajoute d’autres arguments pour évaluer la proposition présentement sur la table. Il remarque que tout régime d’imposition cherche à atteindre quatre objectifs :

·      augmenter les revenus de l’État pour financer ses missions;

·      redistribuer les revenus afin d’avoir une société plus juste;

·      encourager ou décourager certains comportements;

·      adoucir les cycles d’affaires.

S’il y a des entorses aux principes d’équité, il faut tout de même que celles-ci permettent d’atteindre au moins un autre des objectifs. Dans le cas de la présente réforme, il faut donc vérifier à la fois l’équité horizontale et verticale, mais aussi voir à quels objectifs correspondaient les mesures à l’origine et si elles sont encore pertinentes.

Les trois mesures de la réforme

Il n’est pas difficile de voir que la situation actuelle ne permet guère d’atteindre l’équité fiscale, notamment en raison du traitement inégal de certains types de revenus. Les taux effectifs d’imposition des plus riches, c’est-à-dire le pourcentage d’impôt réellement payé, est beaucoup plus bas que ce que les tables d’imposition ne le laissent croire. Bien entendu, il existe plusieurs manières de corriger cette situation, qui ne s’explique pas que par une ou deux règles fiscales mal balancées. Le gouvernement aurait pu songer à une refonte plus en profondeur, mais ce n’est pas le cas. En fait, il s’agit plutôt d’une réforme somme toute timide. Il faut d’emblée rayer l’objectif de renflouer les coffres de l’État : on veut surtout rendre le système (légèrement) plus équitable.

Quelles sont ces dispositions qui seront modifiées? Principalement, on parle de trois choses : le saupoudrage de revenus (répartir les revenus de son entreprise entre les membres de sa famille pour bénéficier de taux d’imposition réduits), les placements privés libres d’impôt (qui dorment dans un compte de banque plutôt que d’être investis) et la conversion de revenus en gain en capital (imposé à un taux moindre). En filigrane, la réforme vise les individus qui choisissent de se transformer en corporation sans que cela ne soit justifié (sauf pour sauver de l’impôt).

Le cas des médecins est sans doute le plus connu. Au Québec, ils ont obtenu le droit de s’incorporer en 2007, entre autres, pour se conformer aux pratiques des autres provinces qui avaient, elles, adopté la mesure pour éviter de hausser la rémunération des médecins (la bonne blague!). Pour la plupart des groupes professionnels, il s’agit en effet d’une réalité relativement récente : 27 groupes ont obtenu ce privilège depuis 2003. Sans surprise, dans les 15 dernières années, les sociétés de services professionnels au Canada ont plus que triplé. Pour quelles raisons en sommes-nous arrivés là? L’argument principal est celui de la concurrence internationale. Puisque tout le monde le fait ailleurs, nous aussi! Cependant, rien n’indique que cela atteigne l’un des objectifs de la fiscalité énoncés par Peter Dietsch.

Certaines personnes appellent à la prudence en arguant que les contribuables qui feront les frais de cette réforme sont les agriculteurs et les petits propriétaires d’entreprises qui comptent sur ces règles pour assurer leur retraite ou encore rémunérer les membres de leur famille qui les aident sporadiquement. Peu de fiscalistes se sont prononcés pour expliquer les impacts concrets de la réforme et les détails manquent encore, mais, selon Luc Godbout, elle ne devrait toucher que les contribuables avec un revenu supérieur à 150 000$. En d’autres mots, pas les petits propriétaires de petites entreprises. Il s’agit d’un constat partagé par Egbert McGraw, professeur d’administration et de fiscalité à l’université de Moncton. Seule une minorité de PME et de professionnels incorporés seront touchés. Par ailleurs, si trois règles changent, le reste du système reste le même. On est loin d’une révolution.

D’ailleurs, notre système fiscal est lourd et complexe, et il n’est pas toujours évident d’y naviguer. Il existe de nombreuses règles, et encore plus d’exceptions. Des fiscalistes et des comptables consacrent leur vie à comprendre comment faire pour faire payer le moins d’impôt possible à leurs clients, en toute légalité. Les partis politiques font leurs campagnes électorales en promettant des baisses d’impôts ou des cadeaux fiscaux. Avec la réforme, certains de ces avantages disparaîtraient. On peut comprendre que certaines personnes soient déçues. L’optimisation fiscale est non seulement possible, mais encouragée, et là, on leur dit qu’il faudra trouver de nouvelles stratégies. Il est toutefois difficile de se sentir solidaire avec le « pauvre » entrepreneur qui ne pourra plus salarier sa fille qui ne travaille pourtant pas pour lui, ou cette « pauvre » médecin qui ne pourra plus économiser 20 000 à 30 000$ d’impôt (bref, économiser plus que ce que paie la plupart des contribuables) et qui menace de couper sur le service aux patients pour faire plus d’argent.

Loin de la coupe aux lèvres

Les critiques de la réforme ont réussi à se faire entendre, du moins en partie. Le ministre des Finances a réitéré cette semaine son intention de diminuer le taux d’imposition des PME de 10,5% à 9% d’ici janvier 2019. Il promet également d’assouplir les règles pour ne pas nuire aux transferts intergénérationnels de son entreprise, de sa ferme ou de ses biens de pêches. Puis mercredi, on apprenait que les premiers 50 000$ de revenus obtenus d’une société privée sous contrôle canadien serait encore imposé à un taux plus avantageux afin de permettre l’utilisation de ce mécanisme comme coussin en cas de congé parental ou de maladie, de retraite, ou simplement de difficultés financières imprévues. Ces ajustements semblent répondre directement aux préoccupations énoncées par les PME, mais ne changent pas la nature de la (timide) réforme. Cela dit, au rythme de trois micro-mesures hyperciblées à la fois, nous sommes loin d’un système fiscal vraiment juste. Rappelons par ailleurs que nous parlons du même gouvernement qui refuse de taxer Netflix et qui n’agit pas vraiment sur les paradis fiscaux.

La partie est toutefois loin d’être terminée : les dents de la réforme pourraient être encore plus émoussées. En effet, les personnes qui profitent le plus des trois mesures fiscales ne seront certainement pas apaisées par les petites retouches annoncées cette semaine qui visent plutôt les gagnepetits. La prochaine manche pourrait se jouer dans les coulisses et semble belle et bien être déjà commencée. Rien pour être optimiste…

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