Le spectre du sous-financement
17 octobre 2012
Dans Le Devoir du 16 octobre, le recteur de l’Université de Montréal, Guy Breton, affirme vouloir contrer le scepticisme du ministre Pierre Duchesne à l’égard du « sous-financement » des universités. Il semble qu’il faille encore une fois remettre les pendules à l’heure et montrer en quoi M. Breton a doublement tort, à la fois en ce qui concerne le spectre du prétendu sous-financement des universités, qui hante toujours le paysage, et en ce qui concerne la « qualité » de l’enseignement.
Le sous-financement universitaire est une mystification Guy Breton cite encore sans cligner des yeux les deux études de la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ), qui “chiffre désormais à 620 millions le manque à gagner dans les budgets des universités [alors] qu’il y a près de dix ans, en 2003, cette même organisation l’évaluait à 375 millions”. Pourtant, il a été montré, notamment dans le livre Université Inc. co-rédigé avec Maxime Ouellet, que “pour prétendre au sous-financement, qu’ils estiment à 620 millions $, les recteurs ignorent d’importantes sources de revenus versées aux universités. Les fonds de recherche subventionnée, les fonds provenant des entreprises auxiliaires, d’immobilisation et de dotation sont exclus du calcul des recteurs”.
La construction trompeuse qu’est le discours du sous-financement vise à présenter l’imitation des hausses de frais de scolarité du ROC comme une fatalité. Le calcul est volontairement pessimiste afin d’alimenter l’alarmisme, de court-circuiter le débat sur les fins en lui substituant non pas un débat sur les moyens, mais une véritable ruée vers l’or acritique. Or, avant d’endetter davantage l’étudiant(e), il faudrait se demander ce qu’entend faire l’université avec ce nouvel argent dont elle dit ne pas pouvoir se passer. L’argument de M. Breton est que davantage d’argent rime avec davantage de qualité. C’est hélas un autre travestissement.
Quand la quantité tue la qualité
Selon M. Breton, on ne peut pas mesurer la qualité d’une université en vertu de critères qualitatifs déterminés. Selon lui, la « qualité » se mesure au contraire a) uniquement par comparaison, c’est-à-dire d’un point de vue relatif et b) elle ne se mesure pas sur la base du caractère scientifique ou académique de l’enseignement et de son contenu, mais en fonction des ressources financières dont dispose un établissement : « Le Québec ne vit pas sur une autre planète. La qualité de l’enseignement est une chose relative et, comme toute chose relative, il faut la comparer pour bien la situer ». Il en résulte une situation étrange où ce qui ferait foi de la qualité de l’enseignement n’est pas une norme relative au contenu du savoir, mais est bien plutôt la quantité d’argent, et plus encore, l’excès de ressources économiques dont dispose une université par rapport à une autre. Ainsi, une université canadienne qui a davantage d’argent est réputée être davantage de « qualité » du point de vue de l’enseignement, et l’université québécoise n’a d’autre choix que de chercher à l’imiter par « rattrapage » pour combler la différence.
Évidemment il y a, c’est le cas de le dire, un immense saut qualitatif entre une université qui dispense de l’enseignement de qualité, et une université qui peut tout au plus démontrer qu’elle a de l’argent en grande quantité. Avoir davantage d’argent ne signifie en rien que le contenu des cours est meilleur. Tout ce qu’on mesure est une différence de ressources, et l’on prétend sans rire que cela se traduit automatiquement par un meilleur enseignement. Or, il n’en est rien. Pire encore, nous avons déjà montré ici et ici que la dynamique de commercialisation universitaire défavorise l’enseignement, et que de plus en plus de ressources sont accaparées par l’administration, la publicité et la recherche à visée commerciale. De même, les mécanismes dits « d’assurance-qualité » servent en fait de cheval de Troie pour subordonner la pratique universitaire à des normes de pertinence (relevance) sur les marchés. Étrangement, donc, plus on parle de « qualité » et plus l’enseignement se voit dénaturé et instrumentalisé par des puissances économiques externes. Des symptômes émergent alors (bibliothèques faméliques, mégalomanie immobilière, etc.), et la solution simple, comme disent les anglais, est la suivante : « throw money at the problem » ; littéralement, il suffit de trouver plus de ressources et de faire tourner la roue encore davantage. Et c’est ainsi que le détournement des finalités de l’université se nourrit de lui-même. Quand on appelle « qualité » la différence entre des budgets, c’est bien le signe que tout souci réel pour la qualité de l’enseignement s’est effacé derrière une mentalité du calcul utilitaire et économiciste qui n’a rien à voir avec la transmission de la connaissance au sens classique.
Les cerveaux et les besoins des entreprises
Les motivations du recteur Breton s’éclairent mieux quand on se rappelle qu’il est celui qui avait proposé à Jean Charest de mettre l’Université de Montréal au service du « Plan Nord » et celui-là même qui expliquait que «Les cerveaux [doivent] correspondre aux besoins des entreprises». Il est commode de prétendre être sous-financé et de prétendre avoir à cœur la « qualité » de l’enseignement quand dans les faits, ce qui nous intéresse surtout est de disposer de ressources supplémentaires pour jouer le jeu de l’université concurrentielle à mentalité commerciale. On a beau parler de qualité, on ne parle déjà plus que d’argent, de celui qu’il faudrait pour relooker l’université et la faire correspondre aux « besoins des entreprises » ou des programmes gouvernementaux de subventions de recherche au service de l’innovation technico-économique dans l’économie dite « du savoir », où le savoir est mis au service de l’économie.
Il semble qu’il faille donc le répéter : l’université québécoise n’a rien à gagner que sa propre perte d’autonomie dans ce processus d’imitation du modèle canado-anglo-américain poussé par l’OCDE. La qualité de l’éducation s’en trouvera détériorée et corrompue par des priorités à courte-vue. Et tant qu’on continuera à croire à la mystification du sous-financement, nous allons financer ce qui représente un véritable cancer pour les institutions d’enseignement supérieur. Non seulement le ministre Pierre Duchesne a-t-il raison de faire preuve de scepticisme à l’égard de l’épouvantail du « sous-financement »; il devrait encore se questionner sur ce à quoi on veut employer le nouvel argent, c’est-à-dire au rôle de poumon artificiel de la croissance économique que l’on veut faire jouer à l’université, ce qui la détourne de sa mission fondamentale.