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L’économie : le malade imaginé

15 septembre 2016

  • Julia Posca

Deux articles partagés sur les réseaux sociaux ont retenu mon attention dans les derniers jours. Le premier porte sur « l’épidémie silencieuse qui tue les Américaines ». Le journaliste de Radio-Canada Yanik Dumont Baron s’est rendu en Oklahoma pour enquêter sur les raisons derrière la baisse récente de l’espérance de vie des Américaines blanches. « Officiellement, » relate le journaliste, « les experts ne savent pas trop comment expliquer ce recul. Les théories tournent autour de la pauvreté, du manque d’éducation et d’occasions, de l’isolement. Les proches endeuillés parlent de surdose, de suicide, d’alcool; les signes d’un malaise plus profond qui afflige une partie des États-Unis. ».

Ce qui surprend dans ce reportage, aussi pertinent et instructif soit-il, c’est le fait que le phénomène relaté soit qualifié d’épidémie. Le mot a peut-être été choisi au hasard ; il n’en demeure pas moins que ce choix révèle la manière dont nous appréhendons couramment diverses réalités socioéconomiques, soit comme des phénomènes d’ordre naturel ou physique.

Selon cette perspective fort répandue, la pauvreté est ainsi une maladie que l’on « attrape », par manque d’éducation par exemple. L’économie peut quant à elle être « malade du pétrole » ou accroc aux énergies fossiles comme d’autres s’entichent de la drogue ou de l’alcool. Et les marchés boursiers, qui sont dotés de vie, ont comme vous et moi une « humeur » variable.

Ces expressions font image et on pourrait croire qu’elles nous aident à mieux comprendre des phénomènes économiques autrement fort complexes. Pourtant, elles masquent bien plus qu’elles ne révèlent. Elles nous font oublier que la pauvreté, le chômage, les inégalités, les crises économiques, la pollution, etc., sont le résultat de décisions prises par des acteurs intéressés, de rapports de force entre groupes de la société, de stratégies commerciales ou encore de desseins géopolitiques.

Ce qui ne veut pas dire que ces intérêts ou ces conflits ne sont jamais nommés (certains articles cités plus tôt en exemple le font d’ailleurs). Mais parce que ce type de représentations dominent l’espace médiatique, elles nous empêchent bien souvent de voir la réalité sociale et économique comme une donnée sur laquelle il est possible d’agir politiquement.

Ce qui m’amène au deuxième article qui a retenu mon attention. Un journaliste du Nouvel observateur rapporte la publication en France la semaine dernière d’un livre dans lequel les économistes Pierre Cahuc et André Zylberberg s’en prennent aux économistes dits hétérodoxes. Il faut savoir qu’en France, des économistes dénoncent depuis quelques années le dogmatisme des représentants du courant majoritaire en économie (dit orthodoxe ou néoclassique), qui s’incarne notamment dans leur refus de faire un place aux approches hétérodoxes et aux professeur·e·s qui les enseignent dans les universités, et donc dans la formation dispensée aux étudiant·e·s. Cette situation prévaut à peu près partout dans le monde et est notamment dénoncée par l’Initiative Étudiante Internationale pour l’Économie Pluraliste.

L’essai de Cahuc et Zylberberg constitue ainsi une nouvelle salve dans cet affrontement qui ébranle le temple de l’orthodoxie économique. Les deux auteurs reprochent aux hétérodoxes leur attitude critique envers ce qu’ils considèrent comme les postulats de la science économique. Les hétérodoxes remettent effectivement en question l’idée selon laquelle les marchés constituent le moyen le plus efficace d’allouer les ressources et sont la résultante de l’interaction entre des individus poursuivant leur intérêt de manière égoïste.

Ces postulats font largement consensus parmi la communauté des économistes, qui prétendent comme Cahuc et Zylberberg que leur véracité peut être démontrée à l’aide de modèles mathématiques. On pourrait ainsi étudier l’objet « économie » comme on étudie les battements du cœur ou le mouvement des plaques tectoniques. Et de fait, puisque la discipline économique dans sa version orthodoxe domine aujourd’hui les départements universitaires, ses dogmes circulent allègrement dans l’espace public, tandis que journalistes, politicien·ne·s, et simples citoyen·ne·s sont amenés à analyser la réalité économique à travers le filtre de la science naturelle.

Dans une lettre ouverte publié en 2008, des économistes hétérodoxes québécois défendaient au contraire que face aux problèmes sociaux et économiques tel que la croissance de l’endettement ou la stagnation économique, « seule une large réflexion, pluraliste et contradictoire, peut nous permettre de surmonter l’impasse actuelle en nous dotant des instruments de pensée permettant de bien saisir les réalités complexes de ce début de XXIe siècle et d’imaginer des solutions appropriées pour les affronter. »

Bref, il importe de changer les lunettes avec lesquelles nous regardons ces réalités pour être en mesure d’en retracer les origines et d’agir sur elles. Il faut cesser de voir l’économie comme un patient malade dont on ne pourrait que traiter les symptômes. À défaut de quoi nous devrons nous contenter de mettre des pansements sur des maux condamnés à se répandre comme la peste.

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