Junkie, pétrole et servitude
21 mai 2015
Dans les dernières semaines, la maison d’édition Écosociété publiait en français le plus récent ouvrage d’Andrew Nikiforuk intitulé : L’énergie des esclaves : le pétrole et la nouvelle servitude. L’auteur, journaliste d’expérience et récipiendaire du Prix du gouverneur général, propose une thèse intéressante.
Selon lui, à l’image de la société de la Grèce antique qui nécessitait l’énergie des esclaves pour remplir leurs besoins de base et se développer, les sociétés modernes ont besoin de l’énergie fossile, forme d’esclave « inanimé » abordable pour se maintenir, les rendant complètement dépendantes, voire junkies de l’or noir. Or, dans une civilisation où le pétrole se raréfie, devient plus dispendieux et plus polluant, cette dépendance devient de plus en plus nocive. Cette perspective nous renvoie donc à rechercher une forme d’autonomie face à l’énergie non renouvelable. Nikiforuk amène donc les questions suivantes : que ferons-nous lorsque les ressources viendront à cruellement manquer? Puisque le pétrole et le charbon ont servi de « viagra » pour le développement, pouvons-nous envisager une suite au développement une fois que les réserves d’hydrocarbure seront sur le déclin?
L’ouvrage, essentiellement une recension historique critique des liens entre la croissance économique, la politique, la science et la montée en importance de l’énergie non renouvelable, m’amène le questionnement suivant : est-ce que notre dépendance n’altère pas notre jugement quand vient le temps de prendre des décisions économiques?
Au Canada, il ne passe pas une journée sans que l’influence du prix du baril de pétrole ne se fasse sentir sur l’économie et sur la politique de l’État. Les dangers environnementaux de l’accroissementsystématique de la production pétrolière font aussi régulièrement les manchettes. Tout récemment encore, une étude de Savaria expert-conseil en environnement, réalisée pour la communauté métropolitaine de Montréal,stipulait qu’un déversement de produit pétrolier provenant du futur pipeline de Transcanada (Énergie Est) dans la rivière des Outaouais mènerait à une catastrophe environnementale deux fois plus importante que celle de la rivière Kamalazoo (la plus importante en Amérique du Nord). À l’image du questionnement de Nikiforuk, sommes-nous en train de tenter de systématiquement doper notre économie au pétrole, alors que tout semble démontrer que d’autres solutions sont plus viables au Québec et au Canada?
En ce sens, la recherche d’une forme d’autonomie énergétique devient le défi civilisationnel. Cette autonomie passe donc inévitablement par la diminution de la consommation énergétique, uneutilisation maximale de la production énergétique de toute forme, mais particulièrement l’énergie renouvelable. Cette invitation n’est pas sans rappeler les propositions liées à la « décroissance conviviale » telles que proposées notamment par Serge Latouche ou au Québec par Yves-Marie Abraham. Dans le cas de chacun de ces penseurs, le constat est le même : nous vivons dans un monde aux ressources limitées et dans une économie capitaliste énergivore aux ambitions de croissance illimitée. Il faut donc apprendre à faire mieux avec moins de ressources pour assurer une transition énergétique viable.
Alors que la quasi-totalité de la communauté scientifique reconnait que l’activité humaine a un effet sur le réchauffement climatique et que les rapports s’accumulent sur les dangers pour l’humanité de ne rien faire gagne en importance, il me semble que questionner notre rapport à l’énergie estessentiel. Percevoir ce rapport comme celui de maître/esclave permet un autre regard sur le problème en plaçant la question de la dépendance au cœur du débat. Ce qui amène inévitablement à la constatation qu’une dépendance abusive au « travail » effectué par les hydrocarbures sera nécessairement un enjeu civilisationnel. Malheureusement, une fois devant ce constat, Nikiforukn’amène pas énormément de solutions.
Somme toute, la lecture du livre L’énergie des esclaves : le pétrole et la nouvelle servitude est éclairante et remplie d’informations pertinentes pour se faire une tête sur le rôle qu’a joué l’énergie dans notre vision du monde.