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L’industrie de la santé à Pittsburgh, un modèle à éviter

19 octobre 2021

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5min


Plus tôt cette année paraissait The Next Shift, The Fall of Industry and the Rise of Health Care in Rust Belt America, un livre de Gabriel Winant, professeur d’histoire à la University of Chicago. Cet ouvrage se lit comme un récit historique des laissés-pour-compte des politiques interventionnistes dans un contexte de désindustrialisation. Du point de vue du Québec, il doit aussi se lire comme un avertissement sévère quant aux dangers de la croissance remarquable de la distribution privée des soins et des services de santé. 

À travers des entrevues, des documents d’archives et des statistiques qui offrent à la fois un regard intimiste et quantitatif, le livre raconte l’histoire croisée de la chute de l’industrie de l’acier dans la ville de Pittsburgh et de la montée de l’économie des soins de santé. Graphique à l’appui (voir ci-bas), l’auteur montre qu’à partir des années 1960, la perte des emplois dans le secteur de l’acier a été concomitante à la montée de ceux dans le secteur des soins. L’usine, symbole d’une économie de production de biens, a fait place à l’hôpital, symbole d’une économie de services.

L’ouvrage nous apprend que l’industrie de l’acier a doublement façonné le tournant vers une industrie de la santé à Pittsburgh. D’abord, les salarié·e·s travaillaient dans des conditions nuisibles à leur santé qui étaient aussi ressenties par les habitants et habitantes de la ville, créant, à long terme, une grande demande pour des soins. Puis, à partir des années 1970, avec la baisse de l’activité des ouvriers de l’acier, à commencer par les Afro-Américains, les conjointes de ces nouveaux chômeurs ont eu tendance à passer du foyer à l’hôpital, où elles étaient rémunérées pour effectuer des soins nécessitant peu de qualification professionnelle. Compte tenu de la forte demande pour ce type de travail et de sa faible productivité (qui s’explique par le fait qu’on ne peut accélérer infiniment l’acte de prendre soin des corps malades), le nombre de travailleuses n’a cessé de croître. La fulgurante hausse du taux de chômage chez les ouvriers de la ville a permis aux hôpitaux de compenser la quantité de main-d’œuvre requise par des salaires très bas. Winant montre donc que la recomposition économique de Pittsburgh s’est fondée sur la précarisation d’une part importante de la population active, forcée d’accepter les conditions de travail de cette nouvelle industrie dominante. 

Par ailleurs, ce que Winant démontre avec éloquence, ce sont les conséquences désastreuses de la mise en place graduelle d’un système de santé financé majoritairement par les assurances collectives privées et par le public, mais où la distribution des soins est assurée par le secteur privé. Dans les États-Unis du milieu du 20e siècle, les syndicats avaient négocié de meilleures conditions d’accès aux services de santé, des gains collectifs qui ont bousculé l’économie politique de la santé. Face à l’augmentation de la demande de soins provoquée par la contribution des employeurs aux assurances collectives, les hôpitaux ont augmenté la gamme de soins de même que le confort des patient·e·s. La forte inflation qui en a découlé a entraîné une réduction de l’accessibilité des soins pour les personnes âgées, les travailleurs non assurés et les populations défavorisées qui réclamaient une intervention de l’État. Sous la pression populaire, Medicare et Medicaid ont été créés, ce qui, des mots de Winant, positionna l’État comme un consommateur de soins, mais jamais comme un producteur.

Ces programmes ont participé rapidement au développement d’une offre de soins différenciée selon le type d’assurance dont bénéficiait le ou la patiente. Jusqu’en 1983, les hôpitaux étaient récompensés financièrement en fonction du volume de soins qu’ils offraient, jusqu’à ce que la structure assurantielle, plutôt que d’inciter à augmenter la quantité, encourage des interventions de plus grande intensité envers les bénéficiaires de l’assurance publique. Winant partage des témoignages du personnel soignant déstabilisé d’avoir assisté à des soins invasifs non essentiels comme des amputations. 

Depuis les années 1990, les réformes fragmentaires n’ont pas enrayé la progression des coûts ni les mauvaises conditions de travail dans le réseau de la santé étasunien. Pendant ce temps, la position du secteur privé qui milite, lui, pour qu’aucun changement systémique ne soit apporté, s’est renforcé. Les États-Unis restent aux prises avec un système de santé corporatiste. Winant estime que par le maintien de ce système bipartite, le gouvernement participe indirectement à renforcer les inégalités sociales et économiques tant en matière d’accès aux soins que de conditions du personnel de la santé.

Difficile de ne pas faire de parallèle avec le Québec, où le secteur des soins forme aussi désormais l’une des catégories les plus importantes d’emploi (14,42% en 2020 selon les données de Statistique Canada) et où les préposées et préposés aux bénéficiaires prennent quotidiennement soin des personnes les plus malades pour des salaires qui les maintiennent à peine au-dessus du seuil de pauvreté. Au-delà de ce problème dont les conséquences sont apparues évidentes lors de la pandémie, la lecture du texte de Winant nous met surtout en garde quant à l’externalisation des services hors du réseau public de santé. Si les soins hospitaliers sont entièrement publics au Québec, tous les soins de santé ne le sont pas. Depuis les dernières années, nous assistons à une amplification de la part du secteur privé. En 2019, les ménages ont dépensé en moyenne 2 962$, une croissance de 16% depuis 5 ans. Le nombre d’emplois dans les catégories liées au secteur privé en santé (régime privé d’assurance, médicaments, soins dentaires, etc.) a crû de manière corollaire. Face à l’exemple désastreux des États-Unis, c’est avec inquiétude que nous devrions observer cette montée et avec certitude que nous devrions réclamer sa cessation.

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1 comment

  1. Comme partout ailleurs dans le monde, le nombre d’employés de l’industrie primaire a connu une baisse très importante. Alors que le nombre d’emplois de l’industrie secondaire a fini par croître un peu, celui de l’industrie tertiaire a explosée de façon incroyable.

    Pourquoi?

    Nous avons des milliers d’esclaves qui travaillent pour chacun de nous de nos jours: les machines.
    Les gains de productivité, de l’ordre de 200:1, qui en ont résulté ont surtout profité à l’industrie sous toutes ses formes… Et à ses barons!

    Quand à l’univers des soins de santé, il n’en a pratiquement pas profité.
    Cela semblerait for bien expliquer l’augmentation de personnel phénoménal qu’il a connu.

    Cet article semble parfaitement le démontrer.

    Alors que la majorité de l’humanité ne vie que de miettes de plus en plus éparses depuis deux siècles, l’oligarchie ploutocratique, quant à elle, vit dans l’opulence la plus indécente qui soit. Elle a su transformer l’ignorance en une institution, une arme qui s’est avérée diaboliquement efficace, tant pour asservir les peuples du monde que pour les monter les uns contre les autres.

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