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Santé et sécurité du travail: les employeurs encouragés à déroger à leurs obligations?

1 mai 2020

  • SR
    Shanie Roy

Nous assistons à une perturbation inégalée des systèmes de prévention en santé et sécurité du travail avec l’arrivée de la COVID-19, ce nouveau risque biologique grave pouvant circuler dans l’ensemble des milieux de travail. Nous constatons également que plusieurs États étaient mieux préparés que d’autres pour y faire face et que divers régimes fournissent une meilleure réponse dans l’élimination des risques du travail. À ce propos, et en tout respect pour ses fonctionnaires, le gouvernement du Québec ne mérite aucun éloge en matière d’intervention publique contre la pandémie dans le domaine de la santé et de la sécurité du travail.

En fait, c’est la politique du laissez-faire qui s’applique : laisser les forces du marché dicter ce qui est essentiel ou sécuritaire; laisser les entreprises faire du cherry picking avec les standards applicables; laisser des experts partiaux remettre en question l’intégrité psychologique des travailleurs et travailleuses qui appréhendent légitimement des dangers; laisser les cabinets d’avocats et les gestionnaires amenuiser impunément la légitimité du droit de refus des travailleurs et travailleuses.

C’est dans ce contexte que, le 20 avril dernier, le Conseil du patronat du Québec (CPQ) adressait dans sa longue « Feuille de route pour une relance économique sécuritaire et durable » plusieurs demandes au gouvernement qui mettent en péril les fondements mêmes de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) du Québec.

La Loi sur la santé et la sécurité du travail

La LSST stipule que l’ensemble des travailleurs et des travailleuses ont droit à des conditions qui respectent leur santé et leur sécurité. Cette loi comprend d’une part un socle de base constitué de dispositions applicables à l’ensemble du personnel et des entreprises de compétences provinciales, puis d’autre part des mécanismes collectifs de prévention obligatoires pour certains groupes d’emploi jugés prioritaires.

Dans ce régime, les employeurs ont l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la santé et la sécurité du travail.  En plus de ces méthodes ou processus, ils ont la responsabilité d’éliminer les dangers à la source.

Pour leur part, les employé·e·s ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour protéger leur santé, sécurité ou intégrité physique et de « participer à l’identification et à l’élimination des risques ». Pour tenter de protéger le personnel dans l’exercice de leurs droits et obligations, la LSST met en outre à leur disposition un recours contre les représailles des employeurs.

En ce qui concerne les mécanismes collectifs de prévention, la LSST prévoit cinq mesures : la nomination d’une personne représentante à la prévention, la création de comités paritaires, l’implantation des programmes de prévention et de santé, et enfin la mise sur pied d’associations sectorielles paritaires.  Ces mécanismes ne sont toutefois toujours pas requis pour la majorité des secteurs d’activité économique.

Les lacunes du régime québécois de prévention en santé et au travail

Adoptée en 1979, la LSST n’a pas été modernisée depuis quarante ans et a donc été pensé en fonction des enjeux qui préoccupaient les législateurs de l’époque. Ce faisant, les dits « nouveaux risques du travail », qui affectent disproportionnellement les femmes et les personnes racisées dans le secteur tertiaire, ne sont pas convenablement pris en compte dans notre régime préventif.

En effet, les femmes plus que les hommes sont confrontées à des risques spécifiques : demandes psychologiques élevées, proximité relationnelle avec le public, travail répétitif ou statique, faible pouvoir décisionnel et manque de reconnaissance en lien avec les efforts exigés.  Les femmes occupent aussi plus fréquemment des emplois précaires dont les risques sont moins reconnus par les médecins, les juges et les responsables politiques.

Les travailleuses se trouvent très majoritairement dans des secteurs d’activités que l’on a trop longtemps considérés comme non prioritaires en raison de la persistance à concevoir le travail de femmes comme moins risqué. Ainsi, elles occupent pour la plupart des emplois non visés par l’application obligatoire des mécanismes collectifs prévus. D’ailleurs, ces discriminations semblent être à l’origine des risques auxquels les femmes sont exposées en milieu de travail dans le contexte actuel.

Contrairement à la retenue exigée de l’État à l’égard des rapports collectifs de travail (relation employeur-syndicat), la santé et sécurité du travail est une loi d’ordre public opérant en parallèle des conventions collectives et des normes du travail pour éviter, soi-disant, que la santé et la sécurité du travail soit matière à négociation ou sujette à des rapports de force. Cette loi encadrant le droit de gérance des employeurs et les responsabilisant dans l’élimination des risques est l’une des rares limitations à la liberté entrepreneuriale. C’est ce qui explique la grande résistance du patronat à l’appliquer ou la modifier, malgré la tendance à présenter la santé et la sécurité du travail comme l’affaire de tous et toutes.

La position du Conseil du Patronat du Québec

Justement, le Conseil du patronat du Québec (CPQ) introduisait dans sa Feuille de route une notion fort dangereuse, parce qu’insidieuse, de responsabilisation néolibérale des travailleurs et travailleuses dans la conformité des entreprises à la LSST. On peut y lire : « N’oublions pas que la très grande majorité des personnes et des organisations auront les comportements attendus, mais qu’il y aura toujours une infime portion de récalcitrants (travailleurs, employeurs, ou clients). Il ne faudrait pas que des mesures paralysent ceux qui agissent de manière responsable parce qu’il y a quelques récalcitrants; dans ce dernier cas, les conséquences devront être exemplaires afin de dissuader la prise de risques indus et de décourager les comportements déviants. ».

Autrement dit, le CPQ souhaite que des sanctions « très significatives » soient imposées autant aux employeurs récalcitrants qu’aux travailleurs ou travailleuses. Essentiellement, il s’agirait de pénaliser des personnes qui sont en situation de subordination juridique dans le rapport salarial par des amendes ou autres, c’est-à-dire de les rendre coupable d’enfreindre des normes en santé et en sécurité du travail.

De prime abord, on pourrait voir d’un bon œil l’idée de sanctionner l’ensemble des parties fautives ou d’exiger d’avoir un service dans les meilleures conditions possibles en passant s’il le faut par la responsabilisation punitive du personnel. Cependant, si l’on prend la peine de considérer la posture des employé·e·s des services essentiels ou au bas des échelons, qui courent généralement davantage de risques, on constate que l’approche préconisée par le CPQ tend à rendre les salarié·e·s complices de la non-conformité des entreprises. En responsabilisant le bas de la hiérarchie organisationnelle, cela a pour effet de dissimuler les facteurs organisationnels déterminant la conformité à la LSST, puis, bien entendu, de déresponsabiliser le patronat dans la mise en œuvre de ses obligations de prévention.

En concevant les employeurs et les employé·e·s comme co-responsables, la partie salariée devient imputable de l’application de la Loi pourtant supposée la protéger en premier lieu. Dans ces conditions, le personnel pourrait s’incriminer indirectement s’il s’oppose à une situation non-conforme ou s’il tente de la dénoncer. Le patronat se trouverait ainsi à miner grandement l’application des droits et obligations en santé et sécurité du travail.

Nous avons appris à nos dépens ces dernières semaines que le non-respect des droits de protection des travailleurs et travailleuses est grandement nuisible à la santé du public. En ce sens, si les objectifs de la Loi sur la santé et la sécurité du travail sont bafoués, la santé de la population le sera aussi.

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