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Retour d’évènement : Colloque “Comment être maître chez nous au 21e siècle?” – 13 février 2020

13 février 2020


Le 13 février 2020 avait lieu à Montréal le colloque intitulé « Comment devenir maîtres chez nous au 21e siècle? ». L’objectif de l’événement était d’abord de discuter du deuxième tome de l’ouvrage Dépossession. Une histoire économique du Québec contemporain, et d’amorcer ensuite une réflexion sur l’opportunité de transformer nos institutions publiques et d’en créer de nouvelles pour mieux servir l’intérêt collectif. La présentation de l’ouvrage faite en ouverture du colloque, que nous retranscrivons ici, était assurée par Simon Tremblay-Pepin.

*Les fichiers audios des différentes interventions sont aussi disponibles ici.

*Pour consulter le programme de la journée.

Ce colloque représente l’aboutissement de 12 ans de travail au cours desquels, grâce à la collaboration d’une quinzaine de personnes, trois livres ont été publiés : deux tomes de Dépossession, le premier portant sur les ressources naturelles, le deuxième sur les institutions publiques, et un livre sur la SAQ et Loto-Québec. Que racontent ces ouvrages?

Une première façon de situer la thèse qu’ils renferment serait de parler de trois autres livres qui l’ont fortement influencée.

D’abord, Les veines ouvertes de l’Amérique latine de Eduardo Galeano : réécrire une histoire méconnue, identifier les éléments de continuité, vérifier dans quelle mesure ce que Galeano appelle « la malédiction des ressources » s’applique au contexte québécois.

Ensuite, bien sûr, le travail de David Harvey autour de la dépossession, notamment dans Le nouvel impérialisme, qui reprend les thèses de Rosa Luxembourg et qui montre que la dépossession est une facette constante du développement du capitalisme, et non pas un événement à l’origine historique lointaine.

Plus discrète, l’influence de l’ouvrage de Patrick Bond, Elite Transition, à propos de la transition politique de 1994 en Afrique du Sud, a probablement motivé la volonté d’attaquer ce qui dans notre histoire est compris par tout le monde comme une bonne chose et un gain incontestable.

Évidemment, loin de nous l’idée de comparer l’histoire du Québec moderne à la colonisation de l’Amérique latine ou à la fin de l’apartheid sud-africain. Il s’agit plutôt de suivre des méthodes similaires : porter une attention aux éléments de continuité dans l’histoire d’une nation plutôt que d’être obsédé par la célébration des ruptures; se concentrer sur la fondation des institutions plutôt qu’uniquement sur les acteurs; tenter de comprendre le désengagement politique de la population à partir des promesses non tenues des élites du pouvoir.

Une deuxième manière de comprendre notre démarche serait de faire le parallèle avec le quotidien du travail de l’IRIS.

Nous passons notre vie à défendre les acquis de la Révolution tranquille : les systèmes de santé et d’éducation, les régimes de retraite, la fiscalité progressive, les services aux personnes âgées, le soutien aux groupes communautaires, l’existence de sociétés d’État. Ce travail, peu de gens le faisaient il y a 20 ans et peu de gens le font de façon aussi systématique encore aujourd’hui. Une bonne partie du travail de l’IRIS consiste ainsi à contrecarrer le discours de ceux et celles qui veulent détruire ces institutions sous prétexte qu’elles limitent leur capacité à faire croître leur richesse ou leur pouvoir.

Cependant, cette approche défensive, tout comme le discours général contre le néolibéralisme, comprend d’importantes limites. La désaffection envers le modèle québécois hérité de la Révolution tranquille n’est pas uniquement le propre d’une poignée d’idéologues néolibéraux.

Ces institutions elles-mêmes, à cause de leur fonctionnement centralisé, du pouvoir qu’elles ont concentré dans les mains de certains technocrates, de la distance qu’elles ont développée avec la population, posent problème et, ce faisant, nourrissent le désengagement politique.

Le récit selon lequel les seuls responsables de la déroute de l’État-providence seraient Robert Bourassa, les auteurs du rapport Gobeil, Monique Jérôme-Forget et les autres idéologues du néolibéralisme est une approche simpliste et complaisante envers le modèle québécois et envers la gauche qui a fait de sa défense son principal cheval de bataille.

Le modèle québécois n’a pas rempli sa promesse de donner aux Québécois·es la pleine maîtrise de leur développement à travers la médiation des institutions créées à l’époque. Leur potentiel de démocratisation de la société n’a pas été entièrement réalisé. Une nouvelle élite s’est plutôt constituée, une bourgeoisie nationale doublée d’une technocratie étatique. Certains diront que nous sommes mieux sous leur gouverne que sous l’emprise des curés, des banquiers canadiens-anglais et américains et des idéologues conservateurs qui les entouraient. Mais alors, le projet « maître chez nous » prend une autre résonance.

En devenant le thuriféraire du modèle québécois, la gauche institutionnelle (les centrales syndicales, les militant·e·s de gauche au Parti québécois, les directions de grandes organisations de la société civile, certains intellectuel·le·s) a été incapable de mettre à l’ordre du jour la possibilité de son dépassement par davantage de démocratisation. Elle a trouvé un rôle dans l’espace public pendant deux ou trois décennies, mais a fini par y perdre son âme (au sens de ce qui anime, ce qui fait bouger). Elle s’est retrouvée sans projet pour le Québec autre que la défense des acquis, mais aussi, par un effet de situation, elle s’est retrouvée à défendre les élites qui ont été mises en place avec la Révolution tranquille et avec lesquelles la gauche institutionnelle est souvent confondue, non sans raison.

Lorsque nous avons commencé à travailler sur ce livre il y a une dizaine d’années, nous voulions nous adresser à cette gauche institutionnelle, alors majoritaire. Celle avec qui nous travaillons au coude-à-coude pour contrer les attaques néolibérales au quotidien. Nous voulions lui dire : « vous voyez, ça ne suffira pas ».

Notre propos était le suivant : il faut se distancer de l’élite issue de la Révolution tranquille et proposer du même souffle une refondation des institutions sur une base plus démocratique.

Alors que notre travail se termine, cette gauche institutionnelle, qui a été centrale à l’époque où nous nous sommes formés intellectuellement, est en lambeaux. Ses organisations traditionnelles s’effritent, son discours n’est plus hégémonique dans le camp de la résistance, ses principaux porte-parole vieillissent et partent à la retraite. L’interlocuteur à qui était destiné cet ouvrage disparaît tranquillement. On s’adresse toujours à ceux qui nous ont précédés et on écrit toujours trop tard.

Les organisations et les personnes qui remplacent cette gauche institutionnelle sont plus proches de nous, tant d’un point de vue générationnel que, à certains égards, d’un point de vue politique. Le discours hégémonique, à gauche, l’IRIS a désormais participé à l’écrire. Et nous voyons très bien à quel point ce livre paraîtra incompréhensible aux nouvelles générations de militants et militantes.

Ou bien la chose leur paraîtra une évidence qui crève les yeux et qui n’avait pas besoin d’être écrite. Ou alors ils et elles auront l’impression que nous avons manqué la cible. Pour eux et pour elles, le problème des institutions québécoises sont celles et ceux qu’elles laissent de côté : les Autochtones, premiers d’entre les dépossédés, les plus défavorisés, les personnes marginalisées en raison de questions de genre, de race, d’orientation sexuelle, de handicap… Ces militant·e·s ont bien entendu raison. Ces exclusions sont honteuses et ne sont pas à la hauteur de ce que nous souhaitons pour notre société.

Mais j’aimerais, avant de conclure, attirer leur attention sur deux éléments.

D’abord, notre démarche propose de relever la faille interne du discours entourant la Révolution tranquille. Le « chez nous » du « Maîtres chez nous » n’était pas assez large, englobant et inclusif : c’est vrai et il faut le répéter. Mais ce que nous disons ici, c’est que le fonctionnement même de ce qu’il mettait en place ne permettait à personne, même pas au « chez nous » étroit qu’il visait, de devenir réellement maître chez soi; il participait plutôt d’une transition entre élites.

Ainsi, et c’est ma seconde remarque, l’exigence incessante d’inclusivité face à des institutions dysfonctionnelles dans leur principe même pose problème. Plus de diversité sur les conseils d’administration du Québec inc. ne portera pas préjudice à l’accumulation de la valeur capitaliste; plus de personnes racisées dans la fonction publique québécoise ne changeront pas son caractère technocratique et centralisateur; plus de femmes à l’Assemblée nationale n’entameront pas la division entre l’élite politique et le peuple. Une élite plus inclusive est encore une élite, on se plaît simplement davantage à l’observer pensant qu’elle est un miroir par lequel notre image nous serait renvoyée. Il s’agit là d’une dangereuse illusion.

Toute cette réflexion aboutit à ces étranges objets que sont les ouvrages de la série Dépossession. Ils forment en bonne partie des essais politiques, mais aussi des synthèses historiques à l’allure de recherches socioéconomiques. Ils n’ont pas l’exhaustivité de la recherche universitaire; ils n’auront pas non plus, j’espère, sa confidentialité. Le colloque d’aujourd’hui, sa popularité indéniable, me laisse croire que non. Ces idées ont un but, déranger et stimuler, elles sont faites pour être débattues et discutées.

Alors, sans plus attendre, débattons.

 

 

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