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Passer le seuil de la pauvreté, lequel ?

7 mai 2019

  • VL
    Vivian Labrie

Un projet de loi fédéral à amender[1]

En intégrant le projet de loi C-87, Loi sur la réduction de la pauvreté, déposé l’automne dernier à la Chambre des communes, dans le projet de loi omnibus post-budgétaire C-97 (section 20), le gouvernement fédéral s’apprête à officialiser en mode accéléré certaines dispositions de sa première stratégie de réduction de la pauvreté qui risquent d’emblée d’en compromettre le succès et la crédibilité. L’essentiel du problème tient dans la désignation de la mesure du panier de consommation (MPC) en tant que « seuil officiel de la pauvreté au Canada », là où le Québec a choisi depuis 2009 de l’utiliser « pour suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base » et non sous l’angle de la sortie de la pauvreté. Cette impasse pourrait être résolue par un amendement qui ferait toute la différence.

Le pas en avant : la visée d’une société exempte de pauvreté

Le pas en avant est dans le choix d’aller vers un Canada « exempt de pauvreté » avec une stratégie à l’appui (Une chance pour tous, page 8) confirmée dans une loi.

En désirant concorder « avec l’objectif de développement durable des Nations Unies de mettre fin à la pauvreté » (Idem, page 6), le Canada adhère ainsi à la visée de tendre vers une société sans pauvreté mise de l’avant au Québec en 2002 dans la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Il reconnaît la nécessité d’une stratégie gouvernementale pour avancer dans cette direction, fixe des cibles de revenu à atteindre, et institue un conseil consultatif faisant appel à l’expertise citoyenne disponible pour le conseiller dans cette voie.

C’est une première que les deux niveaux de gouvernement soient accordés dans cette visée.

L’impasse du seuil : un triple problème de justesse et de justice

L’impasse est au niveau du seuil associé à la loi.

Statistique Canada compile régulièrement trois mesures de faible revenu : le seuil de faible revenu (SFR), la mesure de faible revenu (MFR) et la MPC. La première est devenue désuète. La seconde est une mesure relative (50 % ou 60 % du revenu médian après impôt) qui sert notamment beaucoup dans les comparaisons internationales.

Le choix de la MPC comme seuil officiel de référence a son intérêt pour suivre les situations de pauvreté compte tenu qu’elle est la seule des trois mesures qui soit basée sur le coût de la vie. Elle se fonde sur un panier de consommation (nourriture, vêtements, logement, transport, autres nécessités) « correspondant à un niveau de vie de base ». S’il est approprié pour parler de couverture des besoins de base, le niveau de ressources prévu pour ce panier reste toutefois trop bas pour rencontrer et « maintenir » l’ensemble des aspects de la définition de la pauvreté donnés dans la loi québécoise et dans la stratégie canadienne. Ces définitions se ressemblent, la stratégie fédérale s’étant inspirée de la loi québécoise à cet égard.

La loi québécoise définit la pauvreté à son article 2 comme la « condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique ou pour favoriser son intégration et sa participation à la société ».

La stratégie canadienne définit la pauvreté (page 7) comme la « condition dans laquelle se trouve une personne qui est privée des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour atteindre et maintenir un niveau de vie de base et pour favoriser son intégration et sa participation à la société ».

Le choix de la MPC comme « le seuil officiel de la pauvreté au Canada » pose ainsi un triple problème de justesse et de justice.

  1. Il met en difficulté les pas accomplis au Québec depuis vingt ans par un ensemble d’intervenants publics et citoyens pour raisonner correctement la question des seuils en direction d’une société sans pauvreté.
  2. Il ne permettra pas les comparaisons internationales, alors que le Canada veut figurer comme un chef de file en matière de réduction de la pauvreté.
  3. Il laisse entendre qu’on passe directement du seuil de la MPC à la classe moyenne, ce qui ignore tous les ménages situés entre le seuil de la MPC et une sortie de la pauvreté digne de ce nom, dont une grande partie des travailleur·e·s en situation de pauvreté et l’ensemble des personnes âgées vivant avec le minimum assuré à la retraite.

Voici comment.

Après l’adoption de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, le gouvernement du Québec a mis en place le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion sociale (CÉPE) et il l’a mandaté pour lui présenter des indicateurs à retenir pour le suivi de la loi.  En 2009, le CÉPE a recommandé la MPC « afin de suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base », en précisant qu’aucune mesure existante ne permettait d’indiquer la sortie de la pauvreté en tenant compte de l’ensemble de la définition de la pauvreté donnée dans la loi[2], une précision récemment réitérée par sa présidente[3].

Le CÉPE a aussi recommandé la MFR-50 pour les comparaisons interrégionales et les MFR-50 et MFR-60 pour les comparaisons internationales, notamment aux fins de la cible indiquée dans la loi (article 4) à l’effet de rejoindre le nombre des « nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres ».

Cet avis a donné lieu à des états de situation périodiques (2011, 2012, 2013, 2016, 2018) qui servent depuis au suivi de l’application de la loi[4].

Ajoutons qu’en 2010, le CÉPE a évalué qu’il fallait ajouter 7 % en moyenne pour estimer un revenu après impôt permettant de se procurer le panier de la MPC, après certaines dépenses non discrétionnaires (soins de santé non assurés, frais de garde, frais professionnels, et autres) non incluses dans le calcul du panier.

La MPC+7 %, plus proche de la MFR-50, se limite ainsi à indiquer un revenu après impôt permettant la couverture des besoins de base sans assurer pour autant la sortie de la pauvreté.

De son côté, avec ses travaux récents sur le revenu viable, l’IRIS a mis de l’avant un candidat valable pour pallier le manque d’un repère basé sur le coût de la vie qui pourrait indiquer plus adéquatement un niveau de vie exempt de pauvreté, plus proche de celui qui est indiqué, du côté relatif, par la MFR 60[5].

Le tableau 1 montre comment diverses situations de faible revenu vécues par une personne seule à Montréal en 2019 se comparent à ces seuils de référence.

Tableau 1 : Situations de vie à faible revenu pour une personne seule à Montréal en 2019 en fonction de divers seuils de référence

Sources : Institut de la statistique du Québec, Seuils du faible revenu, MPC, selon le type de collectivité rurale ou urbaine et la taille de l’unité familiale, Québec, 2012-2016, 20 septembre 2018, et Seuils du faible revenu, MFR-seuils après impôt, selon la taille du ménage, Québec, 2012-2016, 20 septembre 2018 ; Statistique Canada, Tableau 11-10-0232-01. Seuils de la Mesure de faible revenu (MFR) selon la source de revenu et la taille du ménage (consulté le 26 avril 2019) ; Statistique Canada, Tableau : 18-10-0004-01, Indice des prix à la consommation mensuel, non désaisonnalisé (consulté le 10 mars 2019); Ministère du Travail de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Nouveaux montants des prestations, En vigueur le premier janvier 2019 ; Québec.ca, Programme objectif emploi (consulté le 26 avril 2019) ; Règlement sur l’aide aux personnes et aux familles, article 177.41., LégisQuébec (consulté le 26 avril 2019) ; Entreprises Québec, Hausse du salaire minimum à 12,50 $ l’heure (consulté le 26 avril 2019) ; Ministère des Finances du Québec, Outil de calcul, Revenu disponible, 2017 à 2019 ; calculs de l’IRIS.

Ce tableau montre que si la MPC est un repère intéressant pour faire progresser le degré de couverture des besoins de base dans les programmes d’aide sociale, elle échoue à capter le problème de la pauvreté au travail et à la retraite[6] et celui des normes à assurer à cet égard. Et elle ne sera d’aucune utilité quand le Canada voudra se comparer à d’autres pays de l’OCDE, vu qu’elle s’avère bien en deçà des repères fournis par les MFR-50 et 60[7].

Alors passe-t-on de la pauvreté à la classe moyenne en atteignant le seuil de la MPC comme le laisse entendre à plusieurs reprises la stratégie canadienne ? Ce tableau laisse voir que non. Bien que commode, cette présomption évite de considérer plus amplement le continuum des revenus entre la pauvreté et la richesse pour agir sur les inégalités et leur reproduction systémique. Une telle réflexion s’impose de plus en plus pour procéder avec discernement au niveau de la transition écologique, sociale et environnementale. La nécessité de cette transition questionnera inévitablement les modèles fondés sur la croissance sans limites et supposera des interventions qui en tiennent compte vers des milieux où le bien vivre est mieux partagé.

Une solution : caractériser le seuil de référence par un amendement

Depuis la sortie de la stratégie canadienne en août dernier, l’IRIS est intervenu à plusieurs reprises dans l’espace public pour souligner l’impasse nouée au niveau du seuil de référence et pour proposer des façons de la résoudre. Cela a été fait dès la publication de la stratégie, puis pendant et après les consultations menées par Statistique Canada à l’automne dans le cadre de la révision périodique (rebasing) de la MPC.

À cette étape du processus, puisque le projet de loi est à l’étude, une solution législative est requise, dans l’esprit des recommandations qui complètent cette intervention. Compte tenu du cheminement actuel du projet de loi, la proposition qui suit a l’avantage d’être simple, légitime et réalisable au plan formel : amender le projet de loi de quelques mots. Les modifications suivantes pourraient faire toute la différence sans empêcher les pas en avant.

  • Remplacer partout l’expression « seuil officiel de la pauvreté au Canada » par « seuil officiel de référence pour la pauvreté au Canada » (articles 2, 7 (1), 8 (1) et les titres comportant l’expression).
  • Remplacer l’expression « taux de pauvreté de 2015 » par « taux de 2015 pour le seuil de référence » dans les alinéas a) et b) de l’article 6 sur les cibles.
  • Ajouter « vers une société exempte de pauvreté » à la fin de l’article 3.
  • Remplacer dans l’article 7 (1) l’expression « mesurer le taux de pauvreté » par « suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base ».

Cet amendement (reformuler le « seuil officiel de la pauvreté au Canada » comme « seuil de référence officiel pour la pauvreté au Canada », et le caractériser comme au Québec en tant que seuil de référence « pour suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base ») pourrait faire la différence.

  • Il harmonise la loi avec la façon de caractériser la MPC qui a cours depuis 2009 au Québec.
  • Il laisse de la place pour les autres indicateurs envisagés dans la stratégie, s’avère conforme à l’article 8 (1) du projet de loi, et règle la contradiction entre cet article, lequel mentionne qu’outre la MPC, « les outils de mesure énumérés à l’annexe sont utilisés pour mesurer le taux de pauvreté au Canada », et l’article 7 (1), qui associe le taux de pauvreté à la seule MPC.
  • Il rend possible pour le Canada d’utiliser la MFR-50 et la MFR-60 dans les comparaisons internationales pour faire valoir les résultats de son aspiration, mentionnée au préambule du projet de loi, « à être un chef de file mondial en matière d’élimination de la pauvreté » ;
  • Il permet de tenir compte du continuum de revenus entre le seuil de la MPC et la MFR-60 dans la manière de suivre les situations de pauvreté, de l’enjeu d’assurer la couverture de ses besoins de base à celui de pouvoir accéder à un niveau de vie exempt de pauvreté.

Il appartient maintenant aux parlementaires de la Chambre des communes et du Sénat de prendre le relais de cette proposition et de dénouer l’impasse par cet amendement à leur portée. Cette suite leur appartient.


Recommandations

Les recommandations suivantes complètent et encadrent l’amendement proposé. Elles concernent à la fois la Stratégie canadienne de réduction de la pauvreté, le projet de Loi sur la réduction de la pauvreté intégré au projet de loi C-97, et ce qui viendra ensuite.

  1. Présenter et caractériser la MPC comme « le seuil de référence officiel pour suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base au Canada », plutôt que comme « le seuil officiel de la pauvreté au Canada ».
  2. Maintenir une distinction entre la couverture des besoins de base, telle qu’indiquée par la MPC, et une sortie de la pauvreté répondant à l’ensemble des conditions à réunir pour rencontrer la définition de la pauvreté donnée dans la stratégie canadienne de réduction de la pauvreté.
  3. Faire évoluer la définition de la pauvreté donnée dans la stratégie canadienne de réduction de la pauvreté et son interprétation en tenant compte aussi de l’ensemble de droits à pouvoir exercer qu’on retrouve dans la définition donnée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies.
  4. Conformément à la position émise en 1997 par Ivan P. Fellegi[8], statisticien en chef de l’époque, demander à Statistique Canada de chercher quel type d’indicateur de revenu pourrait correspondre plus amplement à la sortie de la pauvreté selon une définition ajustée pour intégrer la dimension des droits à pouvoir exercer, en regardant notamment les travaux effectués au Canada sur le salaire viable (living wage) et le revenu viable.
  5. Utiliser la mesure de faible revenu à 50 % et 60 % du revenu médian (MFR-50 et la MFR-60) pour les comparaisons internationales en matière de réduction de la pauvreté.
  6. Maintenir les cibles annoncées de réduction des taux de faible revenu selon la MPC en y référant de façon conséquente, en lien avec l’amélioration de la couverture des besoins de base, sans les attacher à la sortie de la pauvreté, quitte à inscrire des cibles supplémentaires pour la sortie de la pauvreté.
  7. Observer où se situent l’ensemble des ménages au-dessous et au-dessus du seuil de la MPC et de tout seuil servant à caractériser les situations de pauvreté, afin de relier les actions de réduction de la pauvreté envisagées au continuum des disparités de niveaux de vie et aux actions de réduction des inégalités qui devraient y être associées dans l’ensemble des politiques sociales, fiscales et économiques.
  8. Mettre en place le Conseil consultatif national sur la pauvreté sur une base indépendante et durable, qui soit apte à conseiller le gouvernement et les parlementaires en direction d’un Canada exempt de pauvreté, en y assurant une représentation adéquate des groupes de défense des droits et des personnes ayant l’expérience de la pauvreté.

[1] Ce texte a été transmis au Comité permanent des finances, Chambre des Communes du Canada, le 1 mai 2019, en tant que mémoire de l’IRIS sur le projet de loi C-87, Loi sur la réduction de la pauvreté,intégré au projet de loi C-97, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 19 mars 2019 et mettant en œuvre d’autres mesures.

[2] « En effet, si l’on considère non plus la composante de la couverture des besoins, mais les autres composantes contenues dans la définition de la pauvreté donnée dans la Loi, aucune mesure existante ne permet actuellement de déterminer de façon fiable qu’une personne dispose « des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique ou pour favoriser son intégration et sa participation à la société » et qu’elle jouit d’un niveau de vie suffisant ainsi que de la possibilité d’exercer les droits qui lui sont reconnus. » (CÉPE, Prendre la mesure de la pauvreté, 2009, p. 30)

[4] De son côté, le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, une institution de suivi de la loi, s’est appuyé sur l’avis du CÉPE dans sa façon de concevoir les cibles de revenu à atteindre (Les cibles d’amélioration du revenu des personnes et des familles, les meilleurs moyens de les atteindre ainsi que le soutien financier minimal, 2009). En 2018, il a maintenu cette position dans une mise à jour de sa publication de 2009, Combler ses besoins de base : une cible réaliste et conforme à l’esprit de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

[5] Voir l’édition 2019 du revenu viable (parution le 2 mai 2019) sur le site de l’IRIS.

[6] Y compris la nécessité pour une personne de 65 ans avec les pensions de base de la sécurité de la vieillesse de continuer de gagner l’équivalent d’un salaire minimum à temps plein pour s’assurer l’équivalent du seuil canadien de la MFR-60 qui servirait aux comparaisons internationales.

[7] La MFR canadienne est plus élevée que la MFR québécoise parce que l’ensemble des ménages canadiens est considéré. Elle traduit un niveau de revenu plus élevé pour l’ensemble du Canada que pour le Québec.

[8] « Lorsque les gouvernements auront formulé une définition, Statistique Canada s’emploiera à estimer le nombre de personnes dites pauvres selon cette définition. Cette tâche serait certainement respectueuse de son mandat et de son souci d’objectivité. » Ivan P. Fellegi, À propos de la pauvreté et du faible revenu,  Ottawa, Statistique Canada, 1997.

Crédits photo : Getty images

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