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La stratégie fédérale de réduction de la pauvreté, la MPC et la classe moyenne

17 septembre 2018

  • VL
    Vivian Labrie

Les gains francs sont rares en matière de lutte contre la pauvreté. Ils sont souvent mitigés par des reculs et des silences qui risquent de les compromettre et qui rendent difficile de souscrire pleinement aux stratégies annoncées. C’est le cas d’Une chance pour tous : la première Stratégie canadienne de réduction de la pauvreté, rendue publique le 21 août dernier.

Pour que cette stratégie puisse porter les fruits annoncés, il faudra en tenir les promesses et en résoudre les impasses. Deux de ces impasses en particulier posent d’emblée problème et feront vite obstacle aux consensus et collaborations nécessaires. Elles se rapportent :

  • à la façon de caractériser la mesure du panier de consommation (MPC) comme le « seuil officiel de la pauvreté au Canada », ce qui passe à côté de l’expertise développée au Québec à ce sujet ;
  • à la façon de considérer le pas de société à vivre comme une simple entrée des plus pauvres dans la classe moyenne, laquelle entrée serait réalisée en franchissant le seuil de la MPC.

Ces impasses pourraient être résolues à l’avantage de la stratégie, ce qui faciliterait d’autant un départ sur des bases solides, d’où l’intérêt d’y voir rapidement.

Un cadre d’action porteur… sauf pour un point important

La nouvelle stratégie fédérale comporte en effet un certain nombre d’atouts, à commencer par celui d’exister, de résulter d’une consultation sérieuse, ayant fait place à la parole d’une variété d’acteurs, dont des personnes en situation de pauvreté, et d’avoir porté attention aux enjeux et attentes propres aux nations autochtones. Elle vient compléter, au niveau pancanadien, les efforts des provinces au cours des deux dernières décennies pour structurer leurs actions en matière de lutte contre la pauvreté. Elle répond, de ce fait, à des demandes citoyennes qui n’ont pas été entendues par les gouvernements précédents.

Elle adopte la vision d’une société sans pauvreté et annonce une loi qui confirmera les choix faits de mettre en place un comité consultatif, de réduire de 20 % d’ici 2020 et de 50 % d’ici 2030 la proportion de personnes sous le seuil de la pauvreté… et de désigner la MPC comme «le» seuil officiel de la pauvreté au Canada.

C’est ici que le bât blesse.

Envisager autrement la MPC : une référence pour la couverture des besoins de base

Ce n’est pas le choix, effectivement structurant, de la MPC comme seuil de référence qui pose problème. C’est la façon de la caractériser comme le seuil officiel de la pauvreté alors qu’elle devrait plutôt être considérée que comme une référence pour la couverture des besoins de base.

Cette décision unilatérale annoncée dans la stratégie fédérale étonne et détonne, alors que des consultations pancanadiennes sont en cours pour réviser la MPC. Elle est contraire aux pratiques de Statistique Canada qui a souvent mis en garde contre une telle tentation et qui a tenu, au fil des ans, à maintenir plusieurs seuils de faible revenu.

Elle vient peser sur vingt ans d’efforts citoyens au Québec pour distinguer la couverture des besoins de base, à viser pour les protections sociales de base, ce pour quoi la MPC, fondée sur le coût d’un panier de biens et services de base, est un bon indicateur, de la sortie de la pauvreté, à viser pour les normes minimales du travail, ce qui suppose un niveau de vie plus élevé.

C’est un pavé dans la mare pour l’action citoyenne au Québec, alors que plusieurs organisations travaillent fort à faire reconnaître une capacité de faire mieux en matière de protections sociales et de garanties de revenu, et à l’argumenter. C’est majeur. Et c’est évitable. (Cliquez ici pour sauter l’encadré.)

Aide-mémoire sur la MPC et les autres seuils

Tel que mentionné dans un billet antérieur, ce qui a fait consensus au Québec au sujet de la MPC a été résumé comme suit par le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CÉPE), en 2009, dans un avis intitulé Prendre la mesure de la pauvreté.

  • La MPC est recommandée comme seuil de référence pour « suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base » (p. 31).
  • Par ailleurs, la MPC « ne permet pas de mesurer la sortie de la pauvreté selon la définition donnée par la Loi [visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale]  » (p.30). En tenant compte que la stratégie fédérale reprend pratiquement la même définition, cette affirmation du CÉPE garde toute sa pertinence.

Ajoutons que la MPC n’indique pas un revenu après impôt, mais bien « le revenu disponible à la consommation nécessaire pour se procurer un panier de biens et services déterminé ». Celui-ci exclut un certain nombre de dépenses (comme les frais de santé non assurés, les frais de garde, les frais professionnels et les pensions alimentaires à payer), dont il faut pourtant tenir compte dans le revenu dont on dispose pour vivre. Il faut donc faire une correction, non mentionnée dans la stratégie fédérale, si on veut estimer un revenu après impôt correspondant. Le CÉPE a évalué, par la suite, que cette correction correspondait à un ajout moyen de 7 % et l’indique depuis dans ses états de situation.

Dans son avis de 2009, le CÉPE a également retenu la mesure de faible revenu (MFR) pour les comparaisons internationales. Cette mesure, habituellement utilisée comme référence dans les études internationales sur la pauvreté, prend comme seuil de comparaison le revenu après impôt situé à 50 % (MFR-50), ou 60 % (MFR-60) dans plusieurs pays de l’OCDE, de la médiane des revenus.

On peut voir l’enjeu de ces distinctions dans le tableau suivant présenté à diverses reprises dans des billets et des publications de l’IRIS.

Tableau 1. Revenus correspondants aux seuils de la MPC, de la MPC+7% et de la MFR-50 et 60 pour une personne seule en 2015 et 2017 (selon le taux utilisé dans le plan d’action pour estimer le seuil 2017 de la MPC à partir du seuil de 2015 pour Montréal)

Seuils

2015

2017

MFR-60 après impôt Québec

23 603 $

24 000 $

MFR-50 après impôt Québec (ISQ)

19 669 $

20 000 $

MPC+7 %

18 953 $

19 273 $

MPC

17 714 $

18 012 $

Sources : ISQ, Seuils du faible revenu, MFR-seuils après impôt, selon la taille du ménage, Québec, 2012-2015, 23 novembre 2017 ; Plan d’action gouvernemental pour l’inclusion économique et la participation sociale 2017-2023, Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2017 ; Statistique Canada, CANSIM, tableau 206-0093.

Plus récemment, l’IRIS a proposé des seuils de « revenu viable » qui pourraient s’approcher davantage d’une approche raisonnée de la sortie de la pauvreté tenant compte de la définition de la pauvreté donnée dans la loi. Alors que la MPC+7 % s’avère assez proche de la MFR-50, les seuils de revenu viable proposés par l’IRIS s’avèrent, quant à eux, comparables à la MFR-60 (25 512 $ pour une personne seule à Montréal en 2018). Ils maintiennent une méthodologie d’analyse du coût de la vie comparable à celle de la MPC, tout en incluant des critères supplémentaires de vie digne en plus de la seule couverture des besoins de base. Il sera intéressant de compiler et de suivre en parallèle ces deux duos de seuils, l’un plus relatif, l’autre davantage fondé sur le coût de la vie. A

Choisir la MPC comme seuil de pauvreté officiel au Canada, c’est aplatir la mesure de la pauvreté vers le plus bas des seuils en usage et perdre la finesse gagnée dans l’usage combiné de ces différentes mesures. C’est aussi perdre de vue le caractère vital de la différence de niveau de vie entre la MPC et la MFR-60 (près de 6 000 $ pour une personne seule à Montréal en 2017) et l’impact de cette différence pour les personnes qui s’y trouvent conscrites par des protections sociales (par exemple à la retraite) ou par des normes minimales du travail insuffisantes.

Comment corriger cette impasse ? Il y aurait moyen de profiter du réexamen en cours de la MPC pour privilégier une approche du faible revenu à plusieurs seuils, la MFR étant mentionnée dans la stratégie fédérale comme seuil à continuer de compiler. La MPC pourrait, comme au Québec, servir de seuil de référence officiel pour suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base. Un tel ajustement laisserait une marge de manœuvre bien venue pour prendre appui sur les recherches canadiennes en matière de salaire et de revenu viable et développer un indicateur de vie digne servant de repère pour la sortie de la pauvreté.

Agir ainsi ne contredirait pas les visées de la stratégie fédérale, qui se veut axée sur la dignité, l’égalité des chances, l’inclusion, la résilience et la sécurité.

Cela pourrait même contribuer à préciser la conception du pas de société à réaliser sur le plan du revenu, qui se résume dans la stratégie à l’idée, plusieurs fois répétée, de « rejoindre la classe moyenne ».

Envisager autrement le pas de société à réaliser sur le plan du revenu : ramener les extrêmes plus au milieu

Le modèle de société qui se dégage de cette stratégie paraît, en effet, plutôt réducteur : des personnes pauvres, sous le seuil de la MPC, et au-delà, la classe moyenne et la croissance économique qui « profite au plus grand nombre » ou « bénéficie à tous », selon les formulations utilisées.

Cette approche ne tient pas compte des mécanismes de concentration de la richesse qui agissent sur les disparités de niveaux de vie au Canada. Ces disparités sont chroniques. Elles concernent l’ensemble des ménages. On peut même les évaluer par rapport au seuil de la MPC. Une recherche menée à l’IRIS en 2016 en a fait le calcul pour le Québec.

Il en est ressorti qu’alors que la société québécoise avait les moyens de deux fois le seuil de la MPC pour l’ensemble des ménages, cette disparité s’échelonnait, bon an mal an, d’une capacité moyenne d’un demi-seuil pour le décile le plus pauvre des ménages après impôt, jusqu’à plus de quatre fois le seuil pour le décile le plus riche.

Où figure la classe moyenne dans ce continuum ? Une simulation réalisée en Gaspésie en 2016 avec une centaine de personnes a plutôt laissé entrevoir une démarcation entre les perceptions de précarité et d’aisance qui se situerait autour de deux fois le seuil, dans les parages du sixième décile. Ceci montre l’intérêt d’explorer toute la gamme des disparités. C’est l’ensemble de la population qui doit être interpellé quant aux changements à envisager pour retourner les mécanismes de concentration de la richesse et prendre la direction d’« un Canada exempt de pauvreté ».

Ces travaux laissent voir que les seuils de la MPC ne dispensent pas de se demander quelle zone de revenus est viable pour les individus et la collectivité et à quel niveau les zones de part et d’autre deviennent des zones du trop et du trop peu.

Dans une vision ainsi élargie, une moyenne étant toujours dépendante de ses extrêmes, l’intention derrière la visée de « rejoindre la classe moyenne » gagnerait :

  • à se transformer en visée de ramener les extrêmes plus au milieu vers un bien-vivre mieux partagé ;
  • à chercher comment amorcer un dialogue constructif sur les façons d’évaluer les trop et les trop peu que cela supposerait.

Par exemple, toujours selon la recherche de l’IRIS mentionnée, en 2011, une fraction de la différence d’aisance dans le niveau de vie entre le dixième décile et le neuvième décile des ménages aurait suffi à combler le déficit de couverture des ménages sous la MPC, lequel était de 3,6 G$. Quant à l’argument d’une croissance qui « bénéficie à tous », entre 2002 et 2011, celle du revenu au-dessus de la MPC per capita s’est avérée plus grande en dollars constants que le déficit à la MPC per capita, lequel s’est accru pendant cette période. Ajoutons que les seules augmentations de rémunération négociées tout en haut de l’échelle sociale par les fédérations de médecins au cours de la dernière décennie auraient largement suffi au déploiement d’une stratégie à plusieurs volets (emploi, protections sociales, fiscalité) visant à combler le déficit de couverture des besoins de base selon la MPC pendant la même période. Ceci aurait eu un bien meilleur impact sur la santé collective. Autrement dit, des choix de répartition du revenu disponible différents et discutés en fonction d’un meilleur partage dans l’ensemble de la population auraient pu permettre de provisionner la couverture des besoins de base manquante, sans diminuer le niveau de vie des autres ménages. Sauf que ce genre de dialogue n’a pas eu lieu.

On rejoint ici les enjeux de la transition écologique, entre manques et surconsommation, et les appels de Kate Raworth, depuis 2012, à faire évoluer les modèles économiques pour viser un espace de développement sûr et juste, « entre un plancher social qui protège contre les privations humaines critiques et un plafond environnemental qui permet d’éviter le dépassement des seuils naturels critiques ». La croissance et l’enrichissement sans limites ne sont plus des options dans notre monde. Une vie digne pour tous et toutes, oui. Avec des seuils de référence en conséquence.

Source : Kate Raworth. 2012. Un espace sûr et juste pour l’humanité. Oxford: Oxfam International.

Il n’est jamais trop tard pour ajuster et préciser des choix, surtout si c’est pour arriver plus sûrement aux fins annoncées. La stratégie canadienne mentionne que le gouvernement « améliorera constamment les outils de mesure ». Il y a là un test pour la volonté politique du gouvernement fédéral. Souhaitons qu’elle soit suffisante pour y voir.

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