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La croissance intenable des inégalités

7 octobre 2020

  • Guillaume Hébert

L’économiste français Thomas Piketty a acquis une notoriété internationale suite à la publication en 2013 de son ouvrage Le capital au XXIe siècle. Cet ouvrage jetait un éclairage nouveau sur la croissance des inégalités de revenus et de patrimoine. On peut supposer que la soudaine popularité de Piketty au sein d’une partie de l’élite libérale, notamment aux États-Unis, s’explique par le diagnostic lucide qu’il pose sur un phénomène – la croissance des inégalités – qui a contribué dans les dernières années au discrédit grandissant de l’establishment dans le monde occidental. Piketty n’est pas un radical et donc contenir ces inégalités serait aux yeux de l’élite dirigeante l’une des clés de voûte du maintien d’un système dans lequel ils sont privilégiés.

Mais Thomas Piketty s’est radicalisé dans un nouvel ouvrage publié l’année dernière, Capital et idéologie, qui risque cette fois d’être moins populaire au sein de cette même élite. Bien qu’il prenne toujours soin de se tenir à distance de toute forme d’analyse marxisante, Piketty montre bien l’injustice et la violence que constituent les inégalités d’aujourd’hui (et d’hier) et propose des solutions un peu plus musclées dans le cadre de ce qu’il nomme un « socialisme participatif ». Nous ne traiterons pas des solutions proposées par Piketty dans ce billet-ci et nous nous contenterons dans un premier temps de présenter les grandes tendances qu’il illustre.

Les quatre graphiques suivants sont tirés de l’abondante documentation rendue disponible par l’économiste en complément à Capital et idéologie. Les documents sont bien organisés et les nombreux tableaux viennent même accompagnés d’encadrés qui visent à rendre leur lecture plus accessible.

Ceux que nous reprenons ici permettent de visualiser trois grandes phases socioéconomiques qu’a connues le monde occidental depuis la fin du XIXe siècle (le livre aborde aussi longuement la question des économies coloniales ainsi que celles des pays non occidentaux aujourd’hui), soit :

  • les sociétés « propriétaristes » et profondément inégalitaires de « la Belle Époque » (1880-1914) et la longue transition dans la foulée des deux guerres mondiales (1914-1945);
  • les sociétés sociales-démocrates (1950-1980) où les inégalités connaissent un recul exceptionnel;
  • les sociétés « néopropriétaristes » et hypercapitaliste (1980 à aujourd’hui).

Piketty utilise le terme « propriétaire » plutôt que « libéral » pour éviter la confusion pouvant surgir de la distinction entre libéralisme économique et politique. Autrement dit, l’époque « néopropriétariste » à laquelle il se réfère correspond à l’ère néolibérale que l’IRIS analyse depuis vingt ans (et que le Pape dénonçait dimanche dans un discours contre les inégalités).

Le graphique 1 montre ces trois moments. On y observe l’évolution de la part de la richesse des 10% les plus fortunés de la population (le premier décile) dans l’ensemble du revenu national (que Piketty préfère au PIB comme indicateur de richesse d’une société donnée).

En 1900, en Europe, les 10% les plus riches de la population accaparaient la moitié (49,9%) de la richesse produite annuellement. Cette part décline fortement dans la foulée des deux guerres mondiales (31-33%), puis continue sa descente jusqu’à atteindre 28% en 1980. Les inégalités de revenu repartent ensuite à la hausse alors que le 10% le plus riche commence à accaparer à nouveau une part grandissante du revenu national. Cette part augmente rapidement entre 1980 et 2000 (+ 6%) et plus lentement depuis le début du XXIe siècle (+ 0,7%).

Les États-Unis (42 %) pour leur part étaient une société moins inégalitaire que l’Europe (50 %) au début du XXe siècle si l’on considère toujours les revenus du 10% le plus riche de la population. Cette concentration de la richesse se maintiendra jusqu’aux années 30, en dépit d’un bref recul (- 3%) durant la Première Guerre mondiale. Comme en Europe, la Deuxième Guerre mondiale fait toutefois chuter la concentration du revenu du premier décile (-8%), qui se stabilise à 35-37% durant les vingt ans suivant la guerre, puis sous les 35% durant les années 70. À partir de 1980, le revenu du 10% le plus riche repart rapidement à la hausse et, si la tendance se maintient, pourrait atteindre 50%, c’est-à-dire le niveau de concentration observé en Europe au début du XXe siècle.

Le graphique 2 montre cette fois le patrimoine ou propriété (actifs immobiliers, professionnels et immobiliers, nets de dette) détenu par le centile supérieur, soit le 1% le plus riche d’une société. De 1900 à 1980, on constate une tendance à la baisse de la concentration de la richesse entre les mains de cette toute petite minorité de la population. Durant cette période, aux États-Unis, elle passe de 42% à 23% et en Europe, de 61% à 18% (et même 16,5% en 1985). Les années 80 constituent également un tournant alors que les avoirs du 1% le plus riche augmentent de façon plus spectaculaire (+ 15%) qu’ailleurs aux États-Unis, où la part de richesse accaparée par ce groupe (38,3%) en 2015 est en voie de retrouver le niveau qu’elle avait en 1900 (42%).

Et le Canada ? Il n’apparaît pas dans les tableaux de Piketty, mais un rapport récent du Directeur parlementaire du budget à Ottawa – qui chiffrait à 25,6% le patrimoine détenu par le 1% le plus riche – laisse penser qu’il suit une trajectoire qui se situe entre les États-Unis et l’Europe.

Le graphique 3 montre sous un autre angle le décrochage qui survient au début des années 80 aux États-Unis, donc au début de l’ère néolibérale. On y voit en vert le revenu annuel moyen avant impôt du 1% le plus riches et en rouge celui des 50% les plus pauvres. Les données sont ajustées pour tenir compte de l’inflation et sont toutes présentées en dollars de 2015.

Durant la décennie des années 60, les 50% les plus pauvres voient leur revenu augmenter légèrement puis se stabiliser autour de 15 000$ en 1970. Pendant ce temps, l’augmentation du revenu annuel du 1% le plus riche se stabilise pour sa part un peu autour de 450 000$ par année. On s’aperçoit donc que, entre 1960 et 1980, l’écart entre la rémunération des deux groupes est relativement stable, alors que les plus riches gagnent environ 30 fois la rémunération annuelle des plus pauvres.

Au début des années 80, le portrait change radicalement. Le revenu du centile supérieur se met à augmenter en flèche et, rendu à l’an 2000, il dépasse 1 200 000$ en moyenne. Pendant ce temps, le revenu des 50% les plus pauvres stagne à 15 000$. Les plus riches gagnent désormais chaque année environ 80 fois ce que gagnent les 50% les plus pauvres de la population.

Graphique 3 : Bas et hauts revenus aux États-Unis, 1960-2015

Enfin, le graphique 4 montre l’évolution du taux effectif d’impôt (soit la part du revenu effectivement versée à l'État, tout type de paiements confondus : impôt sur le revenu, taxes sur la consommation, cotisations sociales, taxes foncières, taxes sur le capital, etc.) payé par différentes catégories de la population aux États-Unis. On constate par exemple que le 0,01 % le plus riche de la population pouvait verser au-delà de 70% de ses revenus en impôts durant les années 30 ou 40, mais que cette proportion a sans cesse diminué par la suite et que ce segment ultrariche de la population ne verse plus que 30% de ses revenus en impôt.

À l’inverse, les 50% les plus pauvres payaient moins de 10% de leurs revenus en impôts au début du XXe siècle, alors qu’ils en versent désormais autour de 25%. En somme, au fur et à mesure que le taux effectif d’impôt se confond de plus en plus, le Trésor aux États-Unis demande une contribution fiscale plus lourde aux plus pauvres et beaucoup moindre aux plus riches, ce qui signifie qu’on a considérablement réduit la progressivité de l’impôt (principe qui suppose que l’on demande une plus grande contribution à ceux et celles qui sont plus fortunés).

Combiné au graphique 3, on comprend que non seulement les plus riches ont vu leur revenu avant impôt exploser, mais qu’on leur demande de payer de moins en moins d’impôt sur ces revenus, ce qui contribue donc à l’accumulation du patrimoine entre les mains du 0,01%, du 0,1%, du 1% (observée au graphique 2) et du 10% le plus riche de la population. Ces tendances sont similaires un peu partout dans le monde occidental, même si elles sont beaucoup plus marquées aux États-Unis.

Cette concentration de la richesse contribue certainement à la polarisation des sociétés. Même sans connaître l’ensemble de ces données, les ménages constatent que leur endettement devient plus lourd et que les services publics sur lesquels ils comptent se dégradent et/ou sont de plus en plus tarifés. Lorsqu’en plus les gouvernements viennent à la rescousse des ultra-riches lors de crise financière comme celle de 2008 en refilant la facture à la population dans son ensemble sous la forme de politiques d’austérité, on prépare un cocktail dangereux qui favorise l’adhésion de plus en plus forte à des rhétoriques anti-establishment de droite ou de gauche.

Dans tout le flot d’informations et de désinformations auxquelles les populations sont aujourd’hui exposées, les données présentées ici par Thomas Piketty dans son dernier ouvrage devraient servir de socle à la délibération concernant les politiques de redistribution de la richesse à mettre en place dans les prochaines décennies.

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