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Interdiction des signes religieux : l’effet de consensus (3e partie)

22 juin 2019


Depuis l’élection de François Legault et de la CAQ, les médias ont systématiquement minimisé, ignoré ou mésestimé à quel point l’opinion publique est divisée face aux interdictions de la CAQ et à leurs modalités de mise en œuvre. Dans le cadre de la guerre culturelle menée par la mouvance identitaire québécoise au cours des deux dernières décennies, cet « effet de consensus » s’est révélé être une arme des plus efficaces.

Dans son célèbre article, « L’opinion publique n’existe pas », Pierre Bourdieu avançait qu’« il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’un pourcentage ». Cette inadéquation découle de la façon dont les sondages d’opinion prennent les réponses à une question donnée puis les compilent, sans distinguer celles qui sont fondées sur des convictions profondes de celles qui représentent un penchant momentané, et sans nullement tenir compte de l’importance du sujet dans la vie des répondant·e·s. « Un des effets les plus pernicieux de l’enquête d’opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées », faisait remarquer Bourdieu. En se débarrassant de la gênante complexité de la réalité de l’opinion publique, les chiffres qui ornent régulièrement la une des journaux (« 60 % des Français sont favorables à… »), servent « à imposer l’idée qu’il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l’opinion moyenne ».

Sous couvert d’objectivité scientifique, les sondages d’opinion sont en réalité des constructions profondément politiques. Ils sont utilisés pour légitimer l’intervention de l’État, une fonction que remplissaient autrefois les autorités religieuses, ce que Bourdieu a nommé l’« effet de consensus ».

Bref, pour le dire en termes simples, le politicien dit : « Dieu est avec nous. » L’équivalent de nos jours de ce « Dieu est avec nous », c’est « l’opinion publique est avec nous ». Le sondage d’opinion a d’abord pour but de présenter une opinion publique unanime, ce qui permet de légitimer une politique et de renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible.

Ce fut le cas avec le sondage CROP de novembre 2018, qui a été une véritable manne pour le gouvernement nouvellement élu de la CAQ. L’équipe éditoriale du Journal de Montréal, comme on pouvait s’y attendre, s’est saisi du sondage comme d’un gourdin pour frapper à gauche. Selon Mathieu Bock-Côté, ce sondage prouve que l’idéologie « multiculturelle » de la gauche est « massivement rejetée » par les Québécois·es ordinaires. Soucieux de ne pas se laisser distancer, Richard Martineau a consacré deux chroniques à déplorer « la légendaire arrogance de la gauche », dont les « attaques incessantes » contre l’interdiction des signes religieux de la CAQ démontrent qu’elle « est passablement déconnectée du peuple québécois ». L’opposition à une politique aussi populaire ne peut venir que d’une « élite complètement déconnectée » qui « méprise le peuple ».

Dans les médias, le verdict fut tout aussi rapide et unanime : CROP avait prouvé que la politique de Legault incarnait la volonté du peuple québécois.

« Laïcité et signes religieux : le gouvernement Legault a l’appui de la population » (ICI Radio-Canada)

« Signes religieux : Legault aurait l’appui d’une majorité de Québécois » (HuffPost Québec)

« Laïcité : une majorité de Québécois derrière la CAQ » (La Presse)

« Laïcité : une majorité de Québécois appuie la CAQ, révèle un sondage » (Métro Montréal)

« Signes religieux au Québec : un sondage révèle que le gouvernement Legault serait sur la bonne voie » (Radio-Canada International)

Dans les articles sous les manchettes, on mettait encore plus l’accent sur l’importance politique du sondage CROP. La position de la CAQ jouit de « l’appui d’une grande majorité de la population » selon la Presse canadienne, dans un article largement repris dans les médias. Selon l’Agence QMI, le sondage a confirmé l’affirmation du gouvernement Legault selon laquelle « son projet de loi reflète le consensus de la société québécoise », puisqu’il démontre que « les Québécois approuvent massivement l’interdiction des signes religieux ». C’est la société Radio-Canada, commanditaire du sondage, qui est allée le plus loin, en affirmant que l’interdiction proposée « reçoit un aval sans équivoque, même lorsqu’il est question des enseignants » (italiques ajoutées par l’auteur pour emphase).

Le caractère ambigu des résultats réels du sondage CROP, quand on les analyse correctement, a été enseveli sous une avalanche d’articles déclarant que le peuple avait parlé. Le fait que plus de quatre Québécois·es sur dix s’opposent à ce que des fonctionnaires soient forcé·e·s de choisir entre leur foi et leur travail est une donnée que les journalistes ont jugée accessoire dans le contexte médiatique actuel, tout comme l’opinion de près du tiers (28 %) des Québécois·es qui se sont spontanément opposé·e·s à la loi. Le président de CROP, Alain Giguère, a contribué à la déformation de l’image médiatique en déclarant à Radio-Canada que le sondage autorise « hors de tout doute » le gouvernement Legault à aller de l’avant avec son interdiction des signes religieux.

Le contraste avec la réception médiatique du sondage Vox Pop Labs est frappant. Alors que le sondage CROP (ou plutôt une version lourdement tronquée de ses résultats) a bénéficié d’une couverture mur à mur, le sondage Vox Pop Labs publié trois jours plus tard n’a pratiquement pas attiré l’attention des médias, malgré son échantillon nettement plus important et sa méthodologie plus rigoureuse. Ce qui n’est peut-être pas étranger au fait que ses résultats, qui démontraient que l’appui pour l’interdiction de la CAQ était de seulement 41 %, remettaient clairement en question le discours dominant à cet effet.

La clause dérogatoire, enfin ?

Un cas encore plus flagrant de l’instrumentalisation politique des sondages s’est présenté en fin mars, juste avant le dépôt du projet de loi 21. Pour faire taire les critiques autour de son utilisation cavalière de la clause dérogatoire – cette « bombe atomique » législative – la CAQ a tenté de démontrer que les Québécois·es ne se souciaient pas de ce genre de subtilités constitutionnelles. Avant de déposer la loi, la CAQ a commandé un sondage à la firme Léger, sondage selon lequel 60 % des Québécois·es appuient la décision de mettre le projet de loi 21 à l’abri des contestations constitutionnelles. Ni la méthodologie ni les résultats complets du sondage n’ont été rendus publics, et les résultats ont été divulgués en exclusivité à Québecor.

La formulation et le contenu du questionnaire Léger, comme on pouvait s’y attendre, allaient systématiquement dans le sens du gouvernement. « Quand on pose autant de questions biaisées, ça ne va pas », a déclaré Jack Jedwab, le président de l’Association d’études canadiennes et un analyste chevronné de l’opinion publique. « Vous plantez des idées ou faites des suggestions aux répondants. » Dans ce sondage, on demandait aux répondants s’ils étaient en faveur d’une interdiction des « signes religieux » (comme d’habitude, sans définir le terme ni s’enquérir de l’opinion des gens relativement à des signes donnés), et ce, tout en évitant les questions potentiellement embarrassantes sur les conséquences de l’interdiction— peut-être parce que le projet de loi 21 ne précise pas quelles sanctions seraient imposées aux enseignant·e·s et aux autres fonctionnaires qui ne se plieraient pas à la loi.

La question relative à la clause dérogatoire, notamment, était une « énormité » selon M. Jedwab. Dans le sondage, on se contentait de dire aux répondants que cette disposition « aurait pour effet d’empêcher certaines contestations judiciaires », en évitant toute mention des droits de la personne ou de la constitutionnalité du projet de loi 21. « Je m’attendais à quelque chose de tendancieux, mais là, c’est excessif », a ajouté M. Jedwab.

Dans le passé, les sondeurs ont posé cette question de façon plus neutre et ont obtenu des résultats très différents. Lors du débat sur le projet de charte des valeurs péquiste, les sondages de la même firme Léger ont révélé une solide majorité (56 à 59 %) affirmant que le projet de loi 60 devrait être soumis aux tribunaux pour en confirmer la constitutionnalité avant de devenir loi (Léger, 17 au 19 septembre 2013 et 6 au 9 janvier 2014).

En mai, Léger a fait un autre sondage auprès des Québécois·es, qui se sont montré·e·s plus divisé·e·s sur ce sujet qu’à l’époque de la Charte. Cette fois-ci, seulement 40 % se disent en faveur de soumettre PL21 aux tribunaux pour vérifier sa constitutionnalité, alors que 46 % s’y opposent. Il parait donc y avoir un certain durcissement dans l’opinion publique sur cette question depuis 2013-2014, concentré principalement chez les tranches d’âge de 55-64 ans et de 65+ ans (57 %-59 % contre, versus 34 % pour une vérification des tribunaux). Mais même là, on est loin des 60 % obtenus dans le sondage commandité par la CAQ (Léger, 3 au 7 mai).

Le recours préventif à la clause dérogatoire, qui soustrait la loi à toute contestation en vertu des chartes québécoise et canadienne des droits et libertés, est l’un des éléments les plus litigieux de cette loi. Depuis son élection, François Legault avait annoncé clairement ses intentions : « Et si nous devons avoir recours à la disposition de dérogation pour appliquer ce que la majorité des Québécois·es veut, on le fera. » La ministre de la Justice de la CAQ, Sonia Lebel, n’a pas fait grand cas de la possibilité que son interdiction des signes religieux puisse porter indûment atteinte aux droits des gens : « Il y a toujours des avis juridiques qui peuvent aller dans toutes les directions. » Il s’avère que Mme Lebel avait tort : les avocats du gouvernement ont évalué le projet de loi 21 et conclu à l’unanimité qu’il ne pourrait résister à une contestation en vertu de la Charte.

Certains commentateurs n’ont nullement été ébranlés par la situation. Mathieu Bock-Côté s’est réjoui de la décision d’utiliser la clause dérogatoire : « Nos élus devraient se rappeler que la grande majorité des Québécois·es les appuient. Nous mettons collectivement fin à notre impuissance politique et réaffirmons notre droit à défendre notre identité. Enfin! »

Est-ce que Québécois·es sont aussi disposé·e·s que la CAQ à bafouer les droits constitutionnellement protégés de la population pour imposer une interdiction des signes religieux? Selon le sondage Léger du mois de mai, 41 % de Québécois·es disent qu’ils s’opposeraient à la loi 21 si elle était jugée contraire à la Charte québécoise des droits et libertés. Beaucoup de gens au Québec ne font pas preuve de la même insouciance que le gouvernement et ses partisans devant le fait que le projet de loi 21 enfreint des droits protégés en vertu des chartes des droits et libertés.

Le problème fondamental des sondages

Contrairement à ce que le titre de son essai peut laisser entendre, Pierre Bourdieu ne récuse pas le concept d’opinion publique en tant que tel, pas plus qu’il ne rejette la valeur potentielle de la recherche par sondages d’opinion. Le problème fondamental des sondages d’opinion et de leur représentation dans les médias, c’est qu’ils ont tendance à aplanir le système complexe « des forces, des tensions » qui constituent de fait l’opinion publique.

Alors que la CAQ ne cesse de dire que les dieux de l’opinion publique sont de son côté, l’enthousiasme populaire pour ce genre d’interdictions discriminatoires est loin d’être aussi grand qu’elle le prétend. Loin de représenter un consensus inattaquable, les opinions des Québécois·es sont de fait très instables et dépendent grandement du contexte. Beaucoup de Québécois·es ne se sont pas encore fait une tête au sujet des signes religieux et pourraient être persuadé·e·s de s’opposer à la loi sur la laïcité de la CAQ au fil des discussions qui ont cours.

Un examen plus attentif des sondages sur la question des signes religieux révèle que le « consensus » tant espéré est justement le produit de cette interprétation unidimensionnelle des sondages contre laquelle Bourdieu nous met en garde. On ne doit pas se laisser berner par l’évocation simpliste de chiffres qui ont pour but de court-circuiter le débat sur la loi 21 et d’étouffer les voix qui dénoncent le racisme à peine dissimulé qu’elle risque d’exacerber.

Ce texte a été traduit de l’anglais par Johanne Heppell et Béranger Enselme.

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