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Exploiter des jeunes faute de pouvoir embaucher des adultes?

23 août 2021

  • Julia Posca

Un article paru sur le site de TVA Nouvelles en a fait sourciller plus d’un·e la semaine dernière. On y apprenait qu’une entreprise spécialisée en jeux d’évasion employait au moins trois adolescentes âgées de 12 à 16 ans. La journaliste expliquait que « [f]ace à la pénurie de main-d’œuvre actuelle, les jeunes représentent une opportunité intéressante pour les employeurs, ils sont énergiques et très appliqués à la tâche. » D’autres récits similaires évoqués récemment par différents médias laissent entendre que cette situation n’est pas aussi exceptionnelle qu’on pourrait le croire.

Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, des entreprises emploient des jeunes de 13 et 14 ans comme commis d’épicerie ou même comme technicien responsable de la fabrication d’automates faute, prétendent-elles, de parvenir à embaucher du personnel plus âgé. « Ils sont dynamiques. Ils sont spontanés. Des fois, ils nous font des répliques vraiment drôles », expliquait le gérant d’un Maxi fier d’avoir recruté ces jeunes salarié·e·s. Les propriétaires de quatre restaurants Tim Hortons de la Côte-Nord ont eux aussi affirmé avoir été « sauvés » cet été par des employé·e·s âgé·e·s de 13 et 14 ans. Ils formaient près du quart de leur personnel régulier (9 sur 40). L’hebdomadaire de Baie-Comeau Le Manic mentionne à leur sujet que « l’embauche de jeunes de 13 et 14 ans est en vogue grâce au consentement de leurs parents et, bonne nouvelle, leur rendement étonne agréablement les employeurs. » Le Tim Hortons de Boucherville emploie lui aussi au moins un mineur. Ce dernier n’a cependant pas fait la manchette dans le cadre d’un reportage portant sur les enjeux liés à la main-d’œuvre, mais bien parce que l’adolescent de 14 ans s’est fait ébouillanter par une cliente insatisfaite du service qu’elle avait reçu lors de sa visite dans l’établissement de la Rive-Sud.

Ces nouvelles nous rappellent que le travail des enfants n’est pas interdit au Québec, bien qu’il soit réglementé. Ainsi, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) rappelle au public :

« [u]n employeur peut embaucher des travailleuses et des travailleurs de moins de 18 ans dans son entreprise, mais certaines conditions s’appliquent selon leur âge et leur situation. De plus, l’employeur ne peut pas demander à une personne mineure de faire un travail qui dépasse ses capacités ou qui risque de :

  • compromettre son éducation
  • nuire à sa santé ou à son développement physique ou moral ».

La CNESST mentionne aussi que « [p]our faire travailler un jeune de moins de 14 ans, l’employeur doit obtenir une autorisation écrite d’un de ses parents ou de son tuteur. » et que « [l]’employeur d’un jeune qui est tenu d’aller à l’école selon la Loi sur l’instruction publique doit s’assurer que son horaire de travail ne l’empêche pas d’être en classe. »

Difficile cela dit de savoir si le travail des plus jeunes est en hausse dans la province, car les données publiques de Statistique Canada sur l’emploi ne concernent que les personnes de 15 ans et plus. Celles-ci nous apprennent toutefois que la participation des 15 à 19 ans au marché du travail a eu tendance à augmenter dans les 45 dernières années au Québec. Alors que leur taux d’emploi était de 35,5% en 1976, il a atteint un sommet de 52,3% en 2019, avant de redescendre à 45,4% en 2020 (source). Notons que la tendance est légèrement différente au Canada, car le taux d’emploi des personnes de 15 à 19 ans a plutôt stagné durant la même période, bien qu’il ait connu comme au Québec une diminution dans la dernière année, passant de 43,2% en 2019 à 36,5% en 2020. Il s’agit là sans doute d’un effet des mesures sanitaires et du ralentissement qu’ont connu certains secteurs de l’économie.

La hausse observée au Québec peut expliquer que François Legault songe à rendre la fréquentation d’un établissement d’enseignement obligatoire jusqu’à 18 ans. Le gouvernement caquiste espère en effet que cette mesure contribuera à lutter contre le décrochage scolaire. On peut d’ailleurs penser que le fait que la fréquentation scolaire soit obligatoire pour les 6 à 16 ans contribue à limiter la proportion des jeunes de 15 ans et moins qui sont en emploi et à faire en sorte que les cas cités plus tôt demeurent marginaux.

En ce sens, banaliser la participation des adolescent·e·s au marché du travail, et surtout la saluer sous prétexte qu’elle constituerait un moyen de lutter contre la rareté de la main-d’œuvre représente une attitude pour le moins inquiétante. Il est à craindre que de plus en plus d’employeurs optent pour cette avenue sachant que les jeunes seront plus enclins à accepter des conditions de travail intolérables. Le fait que plusieurs entreprises et représentants patronaux évoquent la Prestation canadienne pour la relance économique (PCRE), une aide de 300$ par semaine qui prendra fin en octobre, pour expliquer leur incapacité à attirer du personnel laisse effectivement penser que certains employeurs sont à l’aise avec l’idée de rémunérer leurs employé·e·s à des niveaux qui leur permettent tout au plus de survivre.

Il faut rappeler à nouveau que des solutions existent pour faire face aux difficultés de recrutement que rencontrent certaines entreprises, à commencer par l’amélioration des conditions de travail, dont le salaire. Quant à la rareté de la main-d’œuvre qui affecte certains secteurs, d’autres moyens peuvent aussi être mis en place comme, à court terme, la réduction des heures d’ouverture, à moyen terme, la formation en emploi ou encore à plus long terme, la hausse des seuils d’immigration. La pandémie ne devrait pas servir de prétexte pour adopter des solutions rétrogrades à un problème qui existait avant 2020.

Erratum: Une version antérieure de ce billet présentait d’autres données sur la participation des jeunes au marché du travail qui laissaient croire que celle-ci avait diminué depuis 1976. Nous avons modifié le billet le 23 août à 17h pour fournir un portrait plus juste de la situation.

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