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Choisir la santé populationnelle avant l’industrie des données

26 mai 2020


Au mois de mars, à peine la multiplication des cas d’infections au SRAS-CoV-2, maladie virale communément appelée « nouveau coronavirus » ou COVID-19, était-elle qualifiée de pandémie que des technologies permettant de collecter des données nouvelles pour la santé publique étaient déjà en cours de création. Les entreprises qui les développent ambitionnent de mettre l’intelligence artificielle (IA) au service de la santé publique. Or, en y regardant de plus près, on constate que c’est davantage la santé publique qui risque d’être mise au service de l’industrie des données.

L’analyse des données de santé, des épidémiologistes aux experts de l’intelligence artificielle

Les pratiques traditionnelles de collecte et d’analyse de données de santé populationnelle ont été réservées, depuis le XVIIIe siècle, aux spécialistes de l’analyse statistique des données de santé, les épidémiologistes. Or, voilà que de nouveaux acteurs cherchent à s’insérer dans le travail de collecte et d’analyse de ces données. En effet, la pandémie de COVID-19 a stimulé l’intérêt des experts en IA pour la santé publique. Au Québec comme ailleurs dans le monde, plusieurs organisations privées travaillent activement à créer des technologies d’IA destinées à collecter des données à partir du téléphone des individus. Au Québec seulement, trois organisations affirment travailler en ce sens.

Pour l’instant, différents types d’applications existent, mais les plus prometteuses sont celles visant à tracer les contacts entre les individus par géolocalisation ou par Bluetooth dans le but de calculer le niveau de risque individuel de contamination. Ce type de technologie, si elle fonctionnait, bouleverserait les pratiques de traçage des spécialistes de la santé publique en leur permettant d’identifier précisément toutes les personnes ayant été en contact avec un cas infecté.

Ces technologies représentent une occasion pour des acteurs privés de s’introduire dans un champ jusqu’ici réservé strictement aux épidémiologistes. En intervenant dans les médias d’information, les organisations et les scientifiques de l’IA entament une campagne de relation publique qui vise à convaincre les citoyen·ne·s et les gouvernements de leur apport bénéfique à la résolution de la pandémie.

Quelles sont les preuves qui appuient le développement de telles applications ?

Plusieurs enjeux relatifs à la sécurité, mais, surtout, à l’efficacité éprouvée de ces applications permettent d’émettre des doutes sérieux quant au bien-fondé d’un éventuel investissement public dans les applications de traçage individuel basées sur l’IA.

En effet, pour l’instant, aucun gouvernement démocratique n’a pu faire la démonstration des retombées positives de telles applications. Si les pays qui, comme la Chine, sont gouvernés par des régimes autoritaires ont pu forcer leurs citoyen·ne·s à les utiliser pour surveiller leurs déplacements, les régimes démocratiques ne peuvent utiliser de tels moyens sans brimer sérieusement les libertés individuelles. Leur adoption par la population demeure nécessairement volontaire, minant en grande partie leur potentielle efficacité.

Par ailleurs, les épidémiologistes ne savent pas si, pour être valides statistiquement, les données obtenues doivent correspondre à un taux d’adoption par la population de 40% ou de 70%. En effet, bien qu’actuellement les promoteurs mettent de l’avant les statistiques relatives au téléchargement de ces applications, celles-ci ne signifient pas que les personnes les utiliseront en tout temps. L’Islande est pour l’instant le pays démocratique dont le pourcentage de la population ayant téléchargé une telle application est le plus élevé avec un taux d’adoption d’environ 40%. On ne connaît cependant pas la fréquence à laquelle cette dernière est utilisée.

Le calcul de risque de propagation au plan populationnel pourrait en outre être largement biaisé puisqu’un des groupes les plus à risque de subir des complications liées au virus, soit les personnes âgées de plus de 70 ans, est le moins susceptible d’utiliser de telles technologies. Finalement, les professionnels de la santé publique craignent que les faux positifs et les faux négatifs entraînent un sentiment de sécurité qui pourrait s’avérer nuisible au contrôle pandémique.

Ainsi, malgré la profusion de ce type de technologies, aucune démonstration scientifique ni aucune expérience nationale n’a pour l’instant pu faire la démonstration de l’utilité de telles applications sur la réduction de la pandémie.

Comment expliquer que ces applications continuent à être promues comme des solutions efficaces à la pandémie de COVID-19 ?

La présence de nombreuses organisations privées prêtes à investir leurs ressources dans la production de connaissances en santé publique est directement liée à l’essor récent de l’industrie des données dont font partie les entreprises en IA. Depuis au moins 2011, des organismes économiques internationaux comme l’OCDE entretiennent l’espoir que cette industrie soutiendra la croissance économique mondiale. Dans la dernière décennie, les gouvernements du Canada et du Québec ont investi des milliards de dollars pour qu’un environnement d’affaires propice soit créé. Ces investissements devaient entre autres assurer le lien entre les universitaires et les entrepreneurs afin de réduire les coûts du développement de produits pour le secteur privé. En absorbant une part du risque financier, l’État devait stimuler les investissements privés pour cette industrie fondée sur le capital de risque.

La stratégie québécoise d’émergence de cette industrie repose sur l’intervention de l’État, qui est appelé à investir dans la production de ces technologies, mais également à encourager leur utilisation. En effet, l’État doit accompagner le développement des produits en les adoptant lui-même précocement, faisant de lui un investisseur et un acheteur. En se posant comme un modèle à suivre, il renforce la confiance des investisseurs pour les produits d’IA développés en territoire canadien et québécois. Dès 2014, une entreprise canadienne destinée à détecter précocement les cas de virus comme le SRAS a ainsi réussi à lever 9,4$M en capital de risque. Si les organisations privées sont capables de proposer des technologies d’IA destinées à régler une crise de santé publique, c’est en grande partie parce que leur développement a été soutenu par les gouvernements qui ont créé un environnement favorable à l’exploitation du potentiel économique des données.

Le contexte économique du développement de l’intelligence artificielle permet dès lors d’émettre deux hypothèses quant aux intérêts motivant les acteurs qui appuient l’utilisation de ces outils en contexte de pandémie, et ce malgré l’absence de démonstration de leur efficacité dans ce domaine. Le développement de ce type d’application peut d’abord être perçu comme une tentative de développer un marché encore peu exploité par l’industrie des données, celui de la santé publique. Les promoteurs ont ainsi intérêt à convaincre le gouvernement de l’utilité de ce type de technologies puisque, en tant que seul administrateur de la santé publique, il est aussi leur seul acheteur potentiel.

La promotion de l’expertise en IA pour régler la crise peut également être comprise comme une tentative de maintenir la confiance du public envers cette industrie qui repose sur le capital de risque. Des usages qui visent le « bien commun » renouvelleraient l’assentiment de la population et du gouvernement envers la reconduction d’un appui financier public à ce secteur. Les scientifiques des données ont donc un fort intérêt économique à démontrer la pertinence sociale de l’IA puisque son écosystème industriel repose en majeure partie sur l’investissement de fonds publics.

Investir dans la santé publique plutôt que dans l’industrie des données

En l’absence de démonstration de l’efficacité de l’IA pour régler la crise sanitaire, les arguments des experts du secteur tiennent plus de la promotion que de la raison scientifique. Les gouvernements devraient donc se montrer prudents avant d’y investir des fonds publics ou même de recommander une application, qu’elle soit conçue au Québec ou ailleurs.

En revanche, les épidémiologistes et autres professionnels de la santé publique sont des scientifiques qui ont pour intérêt premier la santé populationnelle. Si le gouvernement souhaite investir dans cette dernière et non dans l’industrie des données, ils devraient donc se référer à l’expertise des scientifiques de la santé publique avant de soutenir publiquement une technologie dont les bienfaits relèvent plus de l’utopie que de la réalité.

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