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A-t-on besoin d’un Nobel d’économie ?

22 octobre 2019

  • Eve-Lyne Couturier

Saviez-vous que Friedrich Hayek, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel en 1974, était contre la mise en place de ce prix  ?

Selon lui, cela donnait trop de pouvoir à certaines idées et à certains individus. Là-dessus, on ne peut pas lui donner tort. À combien de reprises a-t-on lu qu’une théorie économique ou une politique publique étaient bonnes puisque appuyées par un ou plusieurs lauréats du prix Nobel d’économie ?

Il est d’ailleurs intéressant de voir que plusieurs gagnants se contredisent d’année en année. En 2013, il a été remis à Eugene Fama pour sa théorie sur l’efficience des marchés ainsi qu’à Robert J. Shiller pour son travail à la contredire.

Qu’est-ce que cette anecdote peut nous apprendre sur le prix de la Banque de Suède ? D’abord, le caractère scientifique de l’économie diffère largement de celui de la science physique ou de la chimie (de réels prix Nobel, ceux-là). Ensuite, on peut voir qu’il ne s’agit pas ici de récompenser un travail qui révolutionne concrètement le domaine, mais plutôt de promouvoir une certaine vision de la société.

Les lauréats ne sont pas choisis pour leurs percées scientifiques, pour la découverte d’une équation fondamentale ou pour la révélation d’une loi universelle. L’économie étant une science sociale, il s’agit plutôt de reconnaître l’évolution de la pensée et de mettre en lumière des enjeux contemporains. Dans le cas du prix de 2013, c’était à la fois essayer de comprendre le marché financier dans toute sa rationalité et son irrationalité et aussi montrer que l’économie est encore traversée de débats.

On peut aussi regarder les prix des trois dernières années pour voir une certaine fluctuation dans le discours économique.

Il y a deux ans, c’est l’économie comportementale qui était mise de l’avant : les humains ne sont pas des êtres rationnels, il faut étudier ce qu’ils font effectivement et non pas ce qu’ils devraient faire selon les modèles.

L’an dernier, on a ajouté l’environnement dans les aspects à prendre en compte dans les études économiques. Et la semaine dernière, le prix 2019 remis à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer nous indiquait non seulement l’importance de se pencher sur les questions de pauvreté, mais également celle de s’y attaquer concrètement. En effet, ces économistes ont été reconnus pour le travail au Poverty Action Lab, qui met en place des expériences comportementales sous forme de projet pilote afin de voir ce qui peut favoriser la vaccination, la scolarisation ou encore le travail.

Cette année, plusieurs se réjouissent que le prix ait été décerné à une femme (pour la deuxième fois seulement en 50 ans), qu’il soit donné à la plus jeune personne jusqu’à maintenant (46 ans) et qu’une nouvelle vision de l’économie soit mise à l’honneur (basée sur des effets concrets plutôt que sur des théories abstraites).

Des choses changent, toutefois, tout ne change pas. Encore une fois, nous avons une vision de l’économie qui peut facilement devenir totalisante, qui veut quantifier le réel et qui met de l’avant la notion d’efficacité au-delà de toute autre notion. Nous sommes encore devant un règne possible des technocrates, de ces savants qui savent mieux que nous ce dont nous avons besoin, de cette vision de l’économie qui se veut « neutre » et « pragmatique ».

Pourtant, il s’agit bien d’une science sociale, traversée par des valeurs et des idéologies portées par les gens qui l’étudient, qui cherchent à la fois à comprendre nos sociétés et à faire advenir un monde meilleur ; un monde pour lequel il n’existe pas de définition universelle.

Il ne faudrait pas que ce prix masque les enjeux politiques et internationaux qui entrent en jeu quand il est question de pauvreté.

Encourager les familles à vacciner leurs enfants en donnant un sac de lentilles, d’accord. Mais assurons-nous aussi que les États sont en mesure d’offrir des services de santé à leur population grâce à des institutions fortes et veillons à ce que les sociétés pharmaceutiques développent des médicaments abordables qui répondent aux réelles urgences de santé. Quand il est question d’enjeux majeurs comme la pauvreté ou l’environnement, les petits gestes comptent, mais seulement si des changements systémiques les accompagnent.

Ce billet est d’abord paru sous forme de lettre dans l’édition du 22 octobre 2019 de La Presse+.

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