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Tuer l’industrie du taxi pour faire vivre Uber (2e partie)

16 mai 2019


L’arrivée d’Uber à la bourse de New-York le 9 mai dernier était un événement très attendu. À près de 72 milliards US$, sa valorisation boursière égale le record pour une entreprise américaine établi par Facebook en 2012. L’engouement certain pour Uber ne s’est toutefois pas traduit par une forte demande pour ses actions, qui se sont vendues en dessous du prix initialement demandé par la compagnie. La raison en est bien simple : depuis sa fondation en 2009, Uber n’a jamais engrangé de profit et ne compte pas le faire dans un avenir rapproché. Certains parlent même d’encore 5 à 10 ans avant que leur modèle d’affaire ne devienne rentable. Or, la valeur d’une action en bourse est le reflet direct des gains futurs qu’elle permet raisonnablement d’espérer. L’horizon lointain de la profitabilité d’Uber tire donc le prix de ses actions vers le bas.

Uber justifie ses déficits par ses investissements importants en recherche et développement ainsi que par ses efforts de diversification, par exemple avec Uber Eats ou encore avec Jump, équivalent privé du Bixi. Plusieurs comparent le parcours d’Uber à celui qu’a connu Amazon à ses débuts. L’entreprise de Jeff Bezos a mis 8 ans avant d’engranger des profits. D’autres entreprises du secteur des nouvelles technologies ont également adopté cette stratégie de « croissance avant les profits ». On peut penser notamment à Tesla, qui n’est toujours pas rentable après 15 ans d’existence, ou bien à Twitter, qui a mis 10 ans avant de connaître sa première année profitable en 2018, ou encore à la plupart des entreprises émergentes dans l’industrie du cannabis. 

Ce type de stratégie est toutefois l’exception plutôt que la norme dans le capitalisme contemporain. Rares sont les entreprises qui peuvent espérer survivre et encore moins croître pendant 15 à 20 ans sans jamais réaliser de profits. On ne parle pas ici d’une situation ordinaire, où il y a toujours une période de déficit avant un retour sur investissement. La situation particulière dans laquelle se trouve Uber et consorts s’explique principalement par l’émergence de l’économie de plateforme, dans un contexte plus général de financiarisation de l’économie et de capitalisme monopolistique.

Depuis maintenant une dizaine d’années, il s’est créé un buzz autour des entreprises du secteur numérique, qui ambitionnent de devenir les infrastructures névralgiques du 21e siècle. Ces entreprises fonctionnent pour la plupart selon le modèle de la plateforme, qui consiste grosso modo en un intermédiaire dans la gestion de données capable de réduire les coûts de transaction dans un secteur d’activité. Les plateformes les plus connues sont celles qui tirent leurs profits de la publicité (Google et Facebook en tête) et celles formant l’économie des jobbines comme Uber, AirBnB et Taskrabbit, car ces plateformes interagissent d’abord et avant tout avec le grand public. Ceux qui investissent dans Uber et consorts espèrent évidemment que ce buzz ne se transformera pas en bulle comme celle des dotcom qui a éclaté au tournant des années 2000.

Un élément fondamental de ces plateformes est qu’elles bénéficient toutes d’un « effet de réseau », c’est-à-dire que leur performance est directement proportionnelle à leur popularité. Plus elles comptent d’utilisateurs, plus ces plateformes deviennent utiles en mettant tout un chacun en réseau les uns avec les autres, et plus elles génèrent de revenus. Ce phénomène favorise une dynamique de winner takes all, c’est-à-dire que la première entreprise qui parvient à se doter d’une certaine avance dans un secteur peut normalement espérer annihiler la compétition et s’imposer comme un monopole. C’est ce qu’Uber essaie de faire.

Il faut toutefois savoir que l’industrie du taxi était jusqu’à tout récemment sous gestion de l’offre pour une raison bien simple : le transport de personnes par transport privé, laissé aux seules lois du marché, n’a jamais pu garantir à la fois qualité du service, sécurité des usagers et profitabilité. L’un ou l’autre de ces trois éléments a toujours fait défaut, ce qui a motivé les pouvoirs publics à légiférer rapidement pour trouver un compromis acceptable entre ces trois exigences raisonnables. Ceci fait l’objet de la dernière fiche que nous avons publié hier sur l’industrie du taxi.

Comment donc Uber compte-elle compléter la quadrature du cercle et parvenir à faire des profits dans un système sans gestion de l’offre? La stratégie employée jusqu’à maintenant consiste à offrir les courses à perte afin d’attirer et de fidéliser une clientèle. La plus grande richesse que cette dernière apporte à Uber pour l’instant est moins le prix déboursé pour chaque course que la masse incroyable de données que leur utilisation de l’application permet à Uber de collecter sur leurs habitudes de transport et de consommation en fonction des conditions météos, du moment de la journée et du lieu, d’événements spéciaux, etc. Les espoirs de rentabilité, à terme, résident donc dans la capacité d’Uber à tirer profit de ces données pour rendre le service très efficace grâce à sa capacité à prédire la demande. Le jour où les voitures autonomes seront autorisées à circuler dans nos rues et qu’elle aura assuré sa position de monopole, Uber, enfin libérée de la compétition, du coût de ses chauffeurs et n’ayant presque plus de voitures roulant à vide, fera peut-être alors son premier dollar de profit.

Considérant le but avoué d’Uber de faire disparaître au plus tôt le métier de chauffeur de taxi et considérant son modèle d’affaire hautement spéculatif, on s’explique avec encore plus de mal pourquoi l’État québécois se ferait complice de cette entreprise en dérégulant l’industrie, et pourquoi il paierait la facture salée liée au dédommagement des propriétaires de permis de taxi.

Photo: Reuters / Hannah Mckay

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