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L’avenir est-il à la stagnation économique prolongée?

9 avril 2014

  • Guillaume Hébert

La « Grande Récession » qui s’est amorcée en 2008 a été la plus importante depuis la « Grande Dépression » de 1929. Nous sommes désormais familiers avec son déclencheur, la crise de subprimes, ces prêts hypothécaires tordus consentis à des ménages qui allaient manifestement faire défaut sur leurs paiements. Cela étant dit, les causes profondes de la Grande Récession et l’avenir qui s’ouvre suite à celle-ci comporte bien des zones d’ombre. De fait, il n’y a pas de consensus ni sur les conditions structurelles ayant mené à la crise, ni sur la robustesse ou sur la précarité de la reprise en cours. J’ai lu avec intérêt les échanges récents à ce sujet entre les économistes Sam Gindin de l’Université de York (Toronto) et  Andrew Kliman de l’Université Pace (New York). Tous les deux sont marxistes et ça tombe bien, puisque Marx fait justement l’objet d’une réhabilitation relative au moment où la théorie économique néoclassique qui domine la discipline échoue à décrire adéquatement les phénomènes contemporains (« Was Marx Right? », était justement le titre d’un autre débat dans les pages du New York Times la semaine dernière).

Sam Guidin

En début d’année, Sam Gindin a publié un texte dans la revue Jacobin où il commente la conjoncture économique nord-américaine. Il insiste sur la centralité de la financiarisation du capitalisme (soit l’ampleur prise par la finance relativement à l’économie dite réelle) pour expliquer la sévérité de la dernière crise et remet en question l’idée que l’économie nord-américaine s’engagerait désormais nécessairement dans une stagnation prolongée. Gindin écrit que le capitalisme du dernier quart de siècle est l’un des plus dynamiques de l’histoire, qu’il s’est développé notamment en précarisant les travailleuses et les travailleurs. Les signes actuels de reprise, bien que timides, pourraient fort bien annoncer une relance des investissements par les entreprises qui en ont d’ailleurs largement les moyens, ayant cumulé les liquidités et les profits année après année. Kliman remet en cause cette lecture de la conjoncture économique et l’état du capitalisme lui-même. Pour lui, depuis la crise économique des années 70 qui clôt la phase de croissance exceptionnelle des Trente Glorieuses (1945-1975), l’économie capitaliste génère de moins en moins de profits pour les entreprises. Ce phénomène, nommé par certains marxistes « baisse tendancielle du taux de profit », paralyse peu à peu les compagnies privées qui, selon la logique capitaliste, doivent servir de moteur à la croissance en réinvestissant une part de leurs profits pour activer la production. Kliman écrit que le contexte du début des années 2000 illustre l’enlisement généralisé de l’économie puisque la très forte stimulation économique de ces années, par le biais de politiques expansionnistes fiscales (baisses d’impôts) et monétaires (baisse de taux d’intérêt), aurait dû générer un véritable boom. Or, la croissance est demeurée faible et le moment de déclenchement de la crise n’a été retardé que grâce au crédit, plus précisément par une bulle immobilière qui éclatera finalement avec les subprimes.

Voici la tendance suivie par les taux de profits selon Kliman :

1 graphique

Andrew-Kliman-01Kliman s’appuie sur les récentes remarques de l’ancien secrétaire du Trésor des États-Unis, Lawrence Summers, qui a jeté une douche d’eau froide sur les milieux d’affaires en prédisant une ère de stagnation économique (« secular stagnation »). Depuis, des commentateurs vedettes tels que Paul Krugman (New York Times) et Martin Wolfe (Financial Post) ont adhéré à cette analyse. Au Canada, à la mi-mars, le gouverneur de la Banque centrale accréditait à son tour la thèse de la stagnation prolongée, tout comme le Fonds monétaire international (FMI) dans ses perspectives sur l’économie mondiale. Cette stagnation serait causée par l’absence de débouchés profitables pour les investissements.

Gindin a offert une réplique convaincante à Kliman. Contrairement à lui, il montre une tendance haussière des bénéfices des entreprises en considérant les profits en termes de pourcentage du PIB et en observant la période qui va de l’après-guerre jusqu’à nos jours :

2 graphique

Cette observation (et plusieurs autres tout aussi intéressantes dans les textes en question) amène Gindin à insister sur l’idée que les crises de l’économie capitaliste ne sont pas toutes des crises de suraccumulation, comme le suggèrent certains marxistes. De fait, chaque crise a des caractéristiques qui lui sont propres. Dans le cas de 2008, écrit Gindin, elle n’a pas été causée par la raréfaction des profits ni par des capacités de production excessive (la suraccumulation), mais par un développement tout particulier de la finance. En somme, il s’agissait pour Gindin d’une crise éminemment financière. Bien entendu, tant Gindin que Kliman rejettent la possibilité d’un redressement durable à travers un retour au keynésianisme. Gindin énumère dans ce passage pourquoi les conditions de l’idéal keynésien n’existent plus :

Before turning to the economics of Keynesian stimulus in the present context, its earlier history needs some demystification. Whatever its achievements – and they were indeed significant – we should not forget the status of women in those decades, the actual growth in poverty, and the direct colonial interventions of those years. Nor should we ignore the fact that it was in this very era that the stage was set for neoliberalism. It was, after all, in the 1950s and 1960s that freer trade was institutionalized, [multinational corporations] accelerated their foreign investments, finance was liberalized and expanded dramatically, and whatever left had merged in the unions was marginalized as workers and unions were integrated into a capitalism that prioritized individualist, consumerist growth. Moreover, it was the instability of (close-to) full employment – unstable because it left workers with the capacity to resist arbitrary authority in the workplace and wage restraint in bargaining – that contributed to the profit squeeze and crisis of the 1970s. And it was that crisis that was so central to the consequent neoliberal attack on the working-class and the institutions that supported it.

Gindin et Kliman s’entendent également sur quelques constats, à savoir que le transfert de richesses des travailleuses et des travailleurs doit être stoppé en priorité et donc faire l’objet de revendications immédiates. C’est la première des propositions de Gindin qui en formule quelques autres plutôt stimulantes (étendre la production publique, maintenir les capacités productives qui sont en démantèlement et démocratiser les institutions bancaires).

Il peut sembler étonnant de lire un marxiste comme Gindin davantage confiant dans la résilience de l’économie capitaliste que les Krugman, Wolfe et Summers de ce monde qui se résignent à une décennie perdue comme au Japon durant les années 90. De fait, Gindin insiste surtout sur l’idée selon laquelle il ne faut pas sous-estimer la capacité d’adaptation du capital (ou encore minimiser l’ampleur des reculs subis par les travailleuses et les travailleurs) au moment de réfléchir à ce qui peut maintenant être fait. Enfin, notons que l’échange entre Gindin et Kliman ne dit rien sur les capacités d’absorption par les populations et les écosystèmes d’un capitalisme néolibéral qui se réactiverait effectivement sur les bases prédatrices des dernières décennies.

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