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L’État et ABI : le courant ne passe plus

22 novembre 2018

  • Pierre Tircher

Depuis le 11 janvier 2018, l’Aluminerie de Bécancour inc. (ABI) a mis ses 1030 employés en lock-out. Comme l’a signalé Jean Boulet, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, cette situation provoque des dommages humains et sociaux importants sur les travailleurs et travailleuses touchés et leur famille. Ce conflit semble illustrer les tendances grandissantes du recours au lock-out et de l’intensification des conflits de travail, relevé dans un récent article de la Revue RH. Ce conflit semble également représentatif de l’incapacité de l’État à assurer un équilibre dans les relations de travail au Québec.

Les négociations entre la Section locale 9700 des Métallos et la partie patronale vont visiblement reprendre grâce à l’implication de Jean Boulet qui a rencontré, ce mois-ci à Pittsburgh, la haute direction d’Alcoa, co-propriétaire de l’Aluminerie avec Rio Tinto Alcan. C’est a priori une bonne nouvelle pour les employés d’ABI, mais après 10 mois de conflit de travail et un lien de confiance entre les parties manifestement brisé, la prudence est encore de mise. Si on peut saluer l’apparente volonté d’intervention du gouvernement dans cette affaire, il ne faudrait pas cependant que celle-ci se limite à la simple reprise des négociations.

En effet, en février dernier, le gouvernement libéral est intervenu de manière semblable dans ce conflit afin de convoquer les parties à se rencontrer. On peut voir aujourd’hui que cette convocation n’a permis en rien d’améliorer le cours de la négociation. Il semble que les libéraux ne voulaient pas s’immiscer dans un conflit qu’ils jugeaient de nature privée. Pourtant, qu’il le veuille ou non, l’État québécois est partie prenante dans ce conflit de travail par le biais de sa société d’État Hydro-Québec.

Avant toute chose, rappelons que l’État intervient déjà implicitement dans les conflits de travail par le biais d’institutions telles que le Code du travail, qu’il a mis en place pour équilibrer le rapport de forces entre les parties et permettre une négociation collective équitable. Les moyens de pression, tels que la grève, décrétée par le syndicat à la suite d’un vote par les travailleurs, ou le lock-out, décidé de manière unilatérale par l’employeur, sont des instruments qui permettent aux parties d’obtenir un rapport de force supplémentaire.

Dans le cas qui nous occupe, l’Aluminerie de Bécancour est fournie en électricité par Hydro-Québec et les modalités de tarifs et les conditions particulières sont fixées par décret. On peut observer dans ce dernier que l’ABI doit payer pour le bloc d’énergie qui lui est réservé, qu’elle l’utilise ou non. Par ailleurs, ce même décret prévoit une amende dans le cas où, par une décision unilatérale de l’employeur, la production de l’Aluminerie diminue en dessous d’un certain seuil. L’esprit de ce décret est donc de permettre à l’entreprise de bénéficier d’une certaine quantité d’énergie à un tarif négocié et d’assurer en retour que cette électricité sera effectivement utilisée.

Par contre, la clause 20.4 prévoit que l’entreprise peut échapper à ses obligations dans le cas où elle rencontre un cas de force majeure, un « Act of God ». Le décret définit ces situations comme « tout évènement imprévisible, irrésistible et échappant au contrôle d’une Partie qui retarde, interrompt ou empêche l’exécution totale ou partielle par cette Partie de ses obligations en vertu du Contrat ». Les cas de force majeure identifiés dans cette clause sont par exemple, une guerre, un embargo, une épidémie, une catastrophe naturelle et … un lock-out. En somme, un arrêt de travail qui découle de la décision unilatérale de l’employeur est mis sur le même pied d’égalité qu’un tremblement de terre et permet à cet employeur d’éviter de payer des frais d’électricité et des pénalités en cas d’arrêt de travail qu’il a lui-même planifié. C’est plutôt accommodant dans un contexte de négociation où les pressions financières jouent un rôle important dans le rapport de forces des parties.

En résumé, qu’il le veuille ou non, l’État est en train de jouer un rôle dans la négociation collective entre le syndicat et ABI. Qu’il le veuille ou non, cette intervention déséquilibre le rapport de force en défaveur des salariés et, accessoirement, pénalise l’entièreté des Québécoises et des Québécois. En effet, une analyse indépendante faite à la demande du syndicat des Métallos estime que la perte quotidienne de revenus d’Hydro-Québec s’élève à 604 464 $ en hiver et 600 352 $ en été.  Si le conflit devait durer une année, ce qui sera bientôt le cas, le manque à gagner pour la société d’État s’élèverait à plus de 200 millions de dollars. Il faudrait également ajouter à ce montant les pénalités, auxquelles l’employeur échappe et qui s’élèvent à 114 881$ par jour, pour le non-respect des quotas de production.

Cette situation démontre bien l’incapacité, ou pire, l’indifférence manifeste de l’État à rééquilibrer le rapport de force qui penche de manière disproportionnée du côté des employeurs qui de leur côté n’hésitent pas à en faire usage de manière brutale.

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