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En prendre moins, mais en prendre soin ?

25 mai 2019


Les premiers huit mois du gouvernement caquiste lui permettent d’afficher ses couleurs quant à la gestion des affaires d’État. Or, en se fiant aux textes législatifs les plus controversés (les projets de loi no 9[1], 17[2] et 21[3] entre autres), il est à craindre que la qualité de vie des personnes immigrantes, mais tout particulièrement des personnes racisées, se dégradera au cours des prochaines années.

 

« En prendre moins, mais en prendre soin ». En dépit des critiques par les opposant·e·s aux orientations de la Coalition Avenir Québec (CAQ) en matière d’immigration, le slogan de campagne sert maintenant le plaidoyer pour soutenir l’épanouissement et la pleine participation des personnes immigrantes à la société québécoise. De fait, il est frappant de constater qu’en moins de cinq mois trois projets de loi aient, directement ou non, pour cible cette frange de la population.

Annulation de 18 000 demandes d’immigration

Dès l’automne, le gouvernement confirmait qu’il irait de l’avant avec la réduction de seuils d’immigration en dépit des recommandations d’acteurs stratégiques, en particulier les municipalités et les chambres de commerce, qui voient l'amenuisement du bassin de main d’oeuvre. Pour concrétiser cette orientation, la réforme de l’immigration proposée par le ministre Jolin-Barrette – le projet de loi no 9  –  comprenait l’annulation de 18 000 demandes d’immigration faites dans le cadre du Programme régulier des travailleurs qualifiés.

Au cours des semaines qui ont suivi, plusieurs reportages et articles ont permis de mettre des visages sur le chiffre : Fernanda Pérez Gay Juárez, une neuroscientifique d’origine mexicaine installée à Montréal depuis cinq ans, Seuun Park, une infirmière sud-coréenne, et sa famille, Olivier Sechet, un forgeron français et une centaine d’autres candidat·e·s ont rencontré·e·s des journalistes afin de témoigner de leur impuissance et de leur détresse.

Sans le mouvement de protestation des principaux concerné·e·s, la détermination des parlementaires de l’opposition, les interventions médiatiques des expert·e·s et d’organismes travaillant auprès des immigrant·e·s et, finalement, l’intervention de la justice, tout indique que la totalité de ces dossiers auraient simplement été mis aux rebuts, sans autre forme de procès. Mais derrière ce chiffre de 18 000, on sait aujourd’hui que c’est près de 30 000 personnes immigrantes (5 600 avaient complété leur demande au Québec)[4] qui voyait leur vie mise en suspens.

Crise du taxi : jeter le bébé, l’eau et le bain

Parallèlement, le ministre du Transport présentait une réforme de l’industrie du taxi – projet de loi no 17 – dont l’un des effets sera de précariser davantage de milliers de familles immigrantes dont la principale source de revenu est le taxi. Ainsi, Statistique Canada révélait que plus de 55 % des chauffeur·e·s de taxi sont des personnes immigrantes et que parmis ce lot, 20,2 % détiennent des diplômes universitaires (comparativement à 4,8% chez les chauffeur·e·s né·e·s au Canada)[5].

Or, l’emploi est un déterminant important de l’état de santé. Cela est d’autant plus vrai chez les nouveaux arrivants. Une étude québécoise portant sur le lien entre l’emploi et la santé mentale des personnes immigrantes révèle que, toute chose égale ailleurs, le fait pour une personne immigrante d’occuper un emploi de qualité réduit de près de 60 % le risque de vivre un niveau élevé de détresse psychologique. Chez la population native, cette réduction est moindre, soit de 20 %[6].

En somme, le projet de loi no 17 menace directement la santé des personnes immigrantes dont le gagne-pain se voit réduit à quelques miettes. La récente tentative de suicide d'un propriétaire de permis de taxi sur les ondes de chaîne LCN montre la réalité de la détresse psychologique que vivent ces travailleurs et leur famille.

D’ailleurs, la « crise du taxi » qui traverse plusieurs villes américaines en ce moment a conduit à une hausse importante du nombre de suicides de chauffeurs. Entre janvier et mai 2018, cinq chauffeurs new-yorkais se sont enlevés la vie, soit un suicide par mois. Bien qu’il soit difficile d’établir une causalité entre l’entrée de compagnie Uber et Lyft dans la métropole américaine et ces tragédies, la chute de la valeur des permis (ou « médaillons ») est souvent cité comme un élément à l’origine de cette hausse du nombre de suicides parmis les chauffeurs de taxi américains. En effet, aux États-Unis, comme ici, la majorité des travailleur·euse·s de l’industrie du taxi sont des personnes immigrantes de première génération, diplômé·e·s universitaires et financièrement précaires[7].

Le projet de loi no 21 : nouvel avatar de la discrimination systémique ?

Plus récemment, avec son projet de loi sur la laïcité de l’État – projet de loi no 21-, le gouvernement Legault se défend à travers la voix de son leader parlementaire et ministre de l’Immigration qu’il vise tout le monde et toutes les religions. Pourtant, plusieurs intervenant·e·s l’ont mentionné lors des consultations publiques : ce sont les immigrant·e·s, en particulier les communautés ethnoculturelles et les minorités religieuses, qui sont et seront les plus touchées par la loi.

Quelques semaines après le dépôt du PL21, des professionnel·le·s du milieu de la santé mettaient en garde le gouvernement caquiste en soulignant que la discrimination systémique induite par cette loi menacerait l’état de santé des personnes immigrantes, en particulier les personnes racisées.

Une équipe de chercheur·e·s a effectué un recensement d’écrits scientifiques publiés au Québec entre 1990 et 2019 portant sur les débats concernant les symboles religieux, les accommodements raisonnables et la « charte des valeurs ». L’objectif de la recherche était d’identifier les risques et les bénéfices en terme de santé publique du projet de loi no 21. Leur conclusion : « il ressort des données disponibles au sujet des bénéfices et des risques associés au projet de loi sur la laïcité que celui-ci comporte des risques non négligeables en termes de santé des individus (détresse psychologique et violence) et des relations intergroupes (discrimination, conflits sociaux). »[8]

Le prêchi-prêcha de l’exceptionnalisme québécois

Comme d’autres partis dont le nationalisme identitaire sert aujourd’hui de carburant idéologique, la CAQ se fait le devoir de protéger l’idée d’un Québec assiégé, et ce, même s’il lui faut raisonner contre la raison elle-même. En effet, nous sommes devant un gouvernement qui non seulement refuse les faits qui sont défavorables à ses politiques, mais va jusqu’à en construire afin de légitimer ses actions. Et c’est bien là l’un des privilèges des gouvernants.

L’exceptionnalisme québécois, qui a déjà servi à justifier des avancées sociales impressionnantes, sert maintenant à légitimer moralement la discrimination et le racisme : le Québec, en tant que société distincte, a besoin d’une immigration distincte, c’est-à-dire des immigrant·e·s jugé·e·s « compatibles » avec les valeurs et la société québécoises. C’est pourquoi le premier ministre dit simultanément vouloir réduire l’immigration et accroître l’immigration française et européenne.

De même, le gouvernement se défend d’avoir tout fait pour aider les chauffeur·e·s de taxi, mais est-ce réellement le cas si l’on regarde l’importante campagne menée à Ottawa pour protéger les fermes laitières du Québec ? Est-ce dire que la vie d’un·e chauffeur·e de taxi vaut moins que celle d’un·e agriculteur·trice ? À moins que ce ne soit le fait que l’un·e fasse parti du « nous » collectif et l’autre non ?

Finalement, en arguant protéger la laïcité de l’État, le gouvernement caquiste présente encore une structure narrative dans laquelle l’immigrant·e est présenté·e comme un danger. La problématisation de l’« immigrant·e » permet de l’exclure du récit collectif. Il s’agit en fait d’en faire le reflet négatif de ce que le « nous » représente, la négation des valeurs et de la société québécoises.

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il est de plus en plus évident que le Québec ne se différencie pas des autres sociétés occidentales en ceci que la hiérarchisation des vies répond ici aussi aux logiques économiques. Dès lors, « prendre soin » ne signifie aucunement l’amélioration des conditions de vie, mais plutôt leur subjugation aux priorités économiques de la classe dirigeante.


[1] Loi visant à accroître la prospérité socio-économique du Québec et à répondre adéquatement aux besoins du marché du travail par une intégration réussie des personnes immigrantes, projet de loi no 9, (Étude détaillée en commission – 17 mai 2019), 1re sess., 42e légis. (Qc).

[2] Loi concernant le transport rémunéré de personnes par automobile, projet de loi no 17, (Adoption de  principe – 16 mai 2019), 1re sess., 42e légis. (Qc).

[3] Loi sur la laïcité de l’État, projet de loi no 21, (Consultations particulières  – 16 mai 2019), 1re sess., 42e légis. (Qc).

[4] Bien qu’il était question d’environ 50 000 personnes suite à la présentation du projet de loi no 9, ce chiffre a été revu à la baisse en février. Le ratio de 2,5 personne par dossier a été corrigé à 1,5.

[5] Xu, L. (2012). Qui conduit un taxi au Canada ? Citoyenneté et Immigration Canada. Repéré à https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/rapports-statistiques/recherche/conduit-taxi-canada.html

[6] Boulet, M., & Boudarbat, B. (2015). Qualité de l’emploi et santé mentale des travailleurs au Québec: une comparaison entre les immigrants et les natifs. Canadian Public Policy, 41(Supplement 2), S53-S60.

[7] Batalova, J., Fix, M. & Bachmeier, J. D. (2016). Untapped talent: The costs of brain waste among highly skilled immigrants in the United States. Migration Policy Institute. Repéré à https://www.migrationpolicy.org/research/untapped-talent-costs-brain-waste-among-highly-skilled-immigrants-united-states

[8]  Institut universitaire SHERPA et Recherche et Action sur les Polarisations Sociales. (2019). Analyse des risques et bénéfices en terme de santé publique de la future loi 21 sur la laïcité de l’État. Repéré à http://sherpa-recherche.com/wp-content/uploads/Avis-complet-projet-21-2019.pdf

Photo: La Presse canadienne / Jacques Boissinot

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